Mouvement social et pandémie

Il y a plusieurs mois, le collectif allemand Communaut nous a envoyé plusieurs questions consacrées au contexte social et politique français durant la crise sanitaire. Après la publication de cet entretien sur leur site (https://communaut.org/de/die-soziale-wut-hat-sich-radikalisiert), il nous a paru intéressant de rendre publique sa version française. Organisation de la solidarité au cours des confinements, manifestations contre le couvre-feu, le pass sanitaire et la vaccination, état du mouvement social à la fin du quinquennat Macron… cette interview permet de faire, dans les grandes lignes, le bilan de ces deux dernières années de crise sanitaire faisant suite aux grèves contre la réforme des retraites de 2019-2020.

Cette interview accompagne la traduction d’un texte concernant le mouvement de 2019/2020 (https://communaut.org/de/die-franzoesischen-streiks-waehrend-des-ausnahmezustands). Le projet de réforme des retraites contre lequel la grande grève générale s’est mobilisée a été initialement poussé par le Parlement avec l’aide de l’article 49.3. On pouvait observer d’Allemagne se déployer une certaine continuité nouvelle dans la relation entre l’État français et les mouvements sociaux. Comme en 2016, où un vaste mouvement contre le projet de la loi Travail était descendu dans la rue pendant des mois, dans ce cas aussi l’article 49.3 était censé être le levier pour faire passer un projet de réforme manifestement impopulaire. Mais Macron a remis le projet de réforme en attente. Quelles en sont les raisons ? Une victoire tardive du mouvement ou la crise du COVID en est-elle la cause ?

Nous ne pensons pas que l’on puisse considérer le report de la réforme des retraites comme une victoire directe du mouvement social mais plutôt comme un effet du recalibrage de l’agenda politique du gouvernement du fait de la crise sanitaire.
La France a un fort taux de chômage depuis quelques décennies, et la crise du COVID a engendré une hausse du chômage partiel. La mise en suspens de la réforme avait pour but d’éviter la fragilisation du marché du travail (si les gens travaillent plus longtemps pour leur retraite, il y a moins de postes qui se libèrent, donc plus de chômeurs·es) dans un contexte de possible crise économique.
Néanmoins, il est difficile de nier l’impact des grèves et des manifestations qui ont réussi à freiner les ardeurs de Macron dans son projet de réformer le pays à marche forcée. Il ne s’attendait peut-être pas à une telle résistance, et il faut rappeler que le spectre des Gilets Jaunes hante toujours la bourgeoisie. La colère sociale s’est radicalisée, et tout le monde a aujourd’hui conscience qu’une étincelle peut mettre le feu aux poudres. Dans ce cadre, un soulèvement en pleine pandémie aurait été explosif, et il était politiquement très risqué de contourner les dispositifs législatifs républicains alors même que le président appelait au calme et à la responsabilité dans la “guerre contre le virus”. D’un autre côté, l’entrée dans la période de campagne électorale pour les présidentielles de 2022 donne au gouvernement l’occasion de séduire l’électorat de droite en brandissant la réforme des retraites et celle de l’assurance-chômage.

L’article que nous publions sur le mouvement de 2019/2020 parlait à plusieurs reprises de la relation entre les mouvements sociaux classiques (élèves, étudiant·e·s, syndicats) et les Gilets Jaunes. Le texte tend à considérer les stratégies ou les pratiques insurrectionnelles des Gilets Jaunes comme plus productives que les formes de politique ancrées et prévisibles de la gauche classique. Partagez-vous ce point de vue, ou y a-t-il eu des alliances entre ces deux formes politiques pendant la grève générale ou à d’autres moments  ?

Pour répondre avec pertinence à cette question, il faudrait tout d’abord établir précisément ce que constituaient les objectifs des Gilets Jaunes, ce qui paraît difficile à cerner. Stratégie et pratiques supposent a priori des objectifs à accomplir. Quels étaient ceux des Gilets Jaunes ? Il s’agissait d’un mouvement décentralisé, à la composition de classe changeante en son cours mais aussi selon la constellation de contextes locaux dans lequel il s’est inscrit. Leurs pratiques étaient diverses : occupation de rond-points, organisation d’espaces de discussion, attaques envers les élu·e·s, ainsi qu’émeutes et affrontements avec la police. Ces pratiques n’étaient pas forcément partagées par tou·te·s les Gilets Jaunes. Elles étaient aussi la conséquence de leur composition sociale : beaucoup étaient des prolétaires provenant de secteurs d’activité sans grande tradition syndicale, participant pour la première fois à un mouvement de contestation politique. L’apprentissage “sur le tas” et la confrontation aux violences policières, en plus d’une condition socio-économique difficile, peuvent expliquer cette adoption rapide de la violence, sans la formulation d’une stratégie formulée théoriquement en vue de réaliser des objectifs établis.

Si l’on fait le constat de l’obsolescence de nombreuses pratiques de la gauche traditionnelle (syndicats et partis) pour l’obtention de revendication dans le cadre de mouvements nationaux (comme le mouvement consacré à la lutte contre la réforme des retraites en 2019-2020), il nous paraît difficile toutefois d’avancer avec assurance que la “stratégie” des Gilets Jaunes est meilleure et plus productive par essence. Il apparaît clair que l’État et la bourgeoisie ont eu bien plus peur des Gilets Jaunes que du mouvement des retraites, ce qui se vérifie dans leurs réponses respectives à ces mouvements. Peut-on établir dès lors que les pratiques de l’un valent mieux que celles de l’autre ? Là encore, tout dépend du contexte, des objectifs à réaliser et des forces engagées.

En Allemagne, immédiatement après le début de la crise du COVID, de nombreuses initiatives ont été fondées ayant pour but de construire des structures d’aide mutuelle. Mais, malheureusement, pratiquement aucune de ces initiatives n’a dépassé le stade de groupe de discussion Telegram ou de projet de blog. Cela s’explique bien sûr par la situation défavorable du confinement d’une part, mais aussi par le manque de structures communautaires en Allemagne, entre autres. La dynamique de la mobilisation de masse avant le COVID en France a-t-elle conduit à des formes significatives de soutien mutuel ou à la construction des structures durables permettant de réagir à cette crise globale par le bas ?

Effectivement, à partir du premier confinement, il y a eu un mouvement de solidarité qui a pu se constituer dans de nombreux quartiers pour répondre autant que possible au besoin des personnes en difficulté. Toutefois, il ne nous semble pas que la dynamique politique du mouvement contre la réforme des retraites fin 2019 / début 2020 puisse expliquer cette solidarité. Celle-ci reposait davantage sur le maillage associatif existant (associations culturelles, sportives, etc.) et sur la constitution de Brigades de Solidarité Populaire, inspirées de ce qui avait pu se faire en Italie. Des collectifs de coursiers ont aussi pu se mobiliser pour aider à l’approvisionnement de SDF, des associations sportives de quartiers populaires se sont transformées en collectif de redistribution de nourriture, par exemple. Toutefois, après le premier confinement, ces formes d’organisation de la solidarité apparues pour pallier aux manquements de l’État se sont délitées.

On ne peut pas vraiment expliquer ce moment de solidarité par la dynamique politique préexistante ; au début de la pandémie en France, il n’y a eu quasiment aucune forme de discours politique qui a pu exister dans le débat public sur la question sanitaire, la production des pandémies ou le rôle des institutions dans leur diffusion, etc. Dès lors, il paraît difficile d’expliquer comment un mouvement de contestation porté par des organisations de la gauche classique ait pu porter une critique de l’État dans sa gestion de la pandémie et une organisation parallèle de la solidarité dans un moment de crise.

Ici, en Allemagne, la mise en œuvre des mesures contre le COVID s’est accompagnée d’une énorme communication scientifique. Des virologues autrefois totalement inconnus sont soudainement devenus des personnalités connues au niveau national. D’une part, ils ont conseillé la classe politique, d’autre part, ils ont assumé la tâche pédagogique d’expliquer chaque soir aux citoyens la nécessité des mesures. Cette politique de corporatisme de crise a permis de lier une majorité de la société allemande au nouveau régime de crise sans avoir recours à la répression. La protestation contre cette dynamique était alors aussi principalement un mouvement anti-scientifique ou anti-étatique et presque jamais focalisée sur la question sociale. La crise sociale est une fois de plus réprimée avec succès en Allemagne. Comment l’État français a-t-il réagi à la crise du COVID ? De loin, la politique française semblait, comme à son habitude, beaucoup plus répressive et moins pédagogique. Était-ce le cas ? Et comment la population a-t-elle réagi à la gestion de la crise par l’État ? 

En 2019, les Gilets Jaunes de zones rurales durement touchées par les fermetures de services hospitaliers ont souvent manifesté la défense d’une santé publique et accessible à tou·te·s. Ensuite, il y a eu un mouvement de soignant·es en grève contre l’austérité dans l’hôpital et la dégradation des conditions de travail. C’est dans ce contexte de lutte des classes à l’hôpital, avec un lourd tribut payé par les travailleuses, que le gouvernement a appréhendé l’émergence de la pandémie. La première réaction du gouvernement français a été le déni de la pandémie, et ce à la fois parce qu’il y avait un contexte de lutte dans les secteurs de la santé, mais aussi parce que le calendrier du gouvernement était focalisé sur les élections, et enfin peut-être parce qu’en tant que gouvernement sans appuis politiques locaux, il lui était plus difficile de prendre au sérieux les risques sanitaires. Début 2020, la ministre de la santé de l’époque, Agnès Buzyn, a rassuré la population en indiquant que la France était parfaitement armée pour faire face à une menace pandémique en termes de matériel médical, ce qui n’était plus le cas depuis 2013 – date à laquelle avaient été liquidés les stocks d’État de masques chirurgicaux. Les premières mesures anti-pandémie adviennent de la part des travailleur·ses qui ont exercé leur droit de retrait, comme ceux du musée du Louvre. Après quelques grèves et mises en retrait, le gouvernement a finalement fait volte-face et pris la pandémie au sérieux de manière brutale avec le premier confinement, qui a concerné les deux tiers de la population active, le dernier tiers étant majoritairement le prolétariat des “premières lignes” effectuant des tâches qui ne peuvent être accomplies en télétravail.

Il n’y a pas eu d’explication scientifique à destination de la population, mais au contraire une succession de mensonges grossiers. Le premier provenant de l’ancienne ministre Agnès Buzyn qui affirmait que le pays était armé en termes matériels ; le second émanant de la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye, qui prétendait que le port du masque était un geste trop compliqué pour que la population puisse l’adopter. Cela permettait de justifier l’absence de masques en un moment de pénurie nationale. Dans ce concert de casseroles dissonantes, la répression liée au confinement a touché en majorité les populations prolétaires et non-blanches des quartiers pauvres. On a vu tourner des vidéos de violences policières physiques, mais il y eut aussi des formes de harcèlement fiscal avec une explosion des amendes dans certains quartiers, comme celui de Belleville à Paris.
Il n’y a pas eu de logique réellement scientifique dans la gestion du gouvernement, qui semble avoir peu de considération pour les épidémiologistes compétents. L’agenda d’Emmanuel Macron était une gestion de crise politique plutôt que sanitaire. La conséquence logique à cela a été effectivement un rapport autoritaire, sans logique et répressif au prolétariat, pourtant le plus exposé à la pandémie. A cela, il faut ajouter le rôle dans le débat public de l’extrême-droite dont plusieurs cadres ont fait avancer un discours conspirationniste au sujet du COVID et de la gestion de la crise par l’État, ce qui a pu créer de la confusion. Ce confusionnisme a été alimenté par le gouvernement et les médias à certains moments, par exemple lors de la réception de conspirationnistes par Brigitte Macron, par la focalisation médiatique sur les théories d’Eric Raoult, etc.

La gestion de la crise a donc provoqué des réactions différentes selon les classes et les orientations politiques. La classe moyenne supérieure, qui a été protégée pendant le premier confinement et a bénéficié d’aides au patronat semblait assez satisfaite. Autrement, elle n’a pas été gênée par la gestion bourgeoise et ultralibérale de l’accessibilité du vaccin. Une autre partie de la population a été plus agacée de l’incohérence des mesures (l’alternance brutale entre “allez au théâtre” / “restez chez vous” fut légitimement perçue comme absurde et anarchique), abordée de manière très autoritaire alors que l’anticipation de la situation sanitaire était possible. Dans cette partie de la population, certains se sont mis à confondre l’anti-macronisme avec une posture opposée aux mesures sanitaires. Les pistes ont été brouillées et plusieurs courants assez divers se sont réunis dans le rejet de la politique sanitaire du gouvernement. Une partie des manifestant·e·s aborda le sujet de la santé publique de manière plus libérale que le gouvernement, ce pour quoi nous n’avons pas voulu participer à ces manifestations. Cela a commencé avec le refus des couvre-feu ; ensuite par le mouvement de professions libérales (notamment des intermittent·e·s du spectacle) qui manifestèrent pour l’ouverture des théâtres ; enfin par des manifestations de personnes dubitatives concernant le vaccin qui pensaient être privé·es de leur liberté : ces trois catégories se sont réunies par une approche individualiste de la santé collective, qui semblait se rapprocher d’une vision malthusienne de la politique. Un autre aspect de la question est la présence d’une sorte d’héritage soixante-huitard opposé à l’industrie pharmaceutique, plutôt orienté vers des médecines non conventionnelles, refusant ainsi le vaccin. La montée de la violence sociale, la croissance des inégalités engendra une critique exacerbée à l’égard des “dominants” mais parfois sans analyse des structures de classe, ce qui favorisa des approches confusionnistes. Certain·e·s résistaient individuellement contre un vaccin en se privant de leur sociabilité (aller au café avec les collègues, aller à un concert, etc.) dans une confusion générale fédérée par la haine du gouvernement. 

Il y a plusieurs mois en France, il y a eu un mouvement contre le pass sanitaire, c’est-à-dire contre la vaccination obligatoire pour de nombreux salariés de certains secteurs. Contrairement à l’Allemagne, ce ne sont pas principalement les complotistes et les gens de droite qui ont participé au mouvement, mais aussi de nombreux gens de gauche. Comment évaluez-vous ce mouvement et pourquoi la gauche y est-elle aussi nombreuse ?

Il y a eu des manifestations de soignant·e·s il y a un an pour protester contre leurs conditions de travail, mais assez peu de monde est allé les rejoindre. A la place, beaucoup de complotistes, de confusionnistes, de libéraux, et quelques gauchistes et syndicalistes ont participé aux manifestations contre le pass sanitaire. Les collectifs de gauche présents dans les manifestations semblaient surfer sur une position politique ambiguë et opportuniste. On pense qu’ils étaient pour la plupart plus proche d’un certain anarchisme et de conceptions individualistes de la santé, qu’ils sont relativement protégés (en tant que jeunes en bonne santé) et que l’approche anti-contrôle prime pour eux sur une conception de la liberté qui est collective avant d’être individuelle. Une partie de la gauche qui s’est rendue dans ces manifestations semble être sensible à la forme qu’elles prennent (la révolte et éventuellement l’émeute) plutôt qu’au fond (confusionniste et droitier). C’est faire l’économie de l’histoire politique du pays : la forme “manifestation” est suffisamment ancrée en France pour qu’elle puisse être appropriée par n’importe quel courant politique. Les manifestations ne sont pas l’apanage des courants progressistes et révolutionnaires.

Certains gauchistes qui ont participé à ces manifestations semblent tombés dans le piège de la propagande anti-vaccin, car ils sont nombreux à opposer à la vaccination une revendication d’augmentation des lits d’hôpitaux. Ils utilisent une rhétorique anti-austérité pour créer une hiérarchie entre le type de soin (un plus grand nombre de lits serait préférable au vaccin). Or, bien que nous soyons d’accord sur le constat austéritaire, nous ne pensons pas pouvoir opposer ces deux dimensions de la lutte contre le virus puisque le vaccin est préventif tandis que les lits sont un matériel de soin pour personnes malades (curatif). Nous sommes favorables à une couverture vaccinale maximale ET à l’augmentation des lits dans les hôpitaux. Pour ces raisons,  il nous paraissait incongru de nous rendre à ces manifestations en tant que collectif. 

D’autres conséquences sociales actuelles plus intéressantes apparaissent, comme la conjonction entre la fatigue de l’effort des travailleur·se·s de première ligne durant le COVID, les salaires qui n’augmentent pas malgré l’inflation et l’augmentation du prix de l’essence. Cela produit divers types de refus du travail : une pénurie de travailleur·se·s dans certains secteurs, des arrêts maladie pour burn out, ou des grèves dans des secteurs où l’on ne les attendait pas (Leroy Merlin, etc.). 

Quelles étaient les considérations politiques initiales derrière l’idée de lancer un blog et poursuivez-vous actuellement certains objectifs stratégiques avec ce projet ?

Agitations est un collectif fondé en 2017 dans l’ambition de répondre au déficit de production théorique au sein de la gauche communiste militante. Issu·es de groupes militants divers, nous avons fait le constat que les quelques publications régulières qui tentaient de poursuivre les débats ayant germé au sein du vieux mouvement ouvrier avaient une audience pour ainsi dire confidentielle et ne dépassaient pas les cercles intellectuels et/ou universitaires. En proposant au lectorat francophone des traductions d’articles disponibles uniquement en anglais ou des textes synthétiques sur des concepts phares de la gauche communiste, ainsi que des analyses de l’actualité des luttes sociales qui ne se contentent pas d’en faire un bilan a posteriori, nous avons essayé d’élargir la portée de la critique sociale issue de ce qu’on appelle la « théorie de la communisation ». Ce qui fait la particularité de notre approche au sein de ce milieu restreint, c’est que, sans préconiser un interventionnisme aveugle, nous n’isolons pas notre production théorique des enjeux politiques qui sont posés lors des luttes sociales : au contraire, nous pensons que la théorie a une fonction organisationnelle et pratique qui doit s’extraire des carcans académiques.
Pour cette raison, nous nous sommes aventuré·es en 2019 hors des frontières numériques de notre blog pour diffuser deux numéros de notre premier journal, “Gilets Jaunes en lutte”, à l’occasion des manifestations hebdomadaires du mouvement éponyme. Le succès de cette expérience nous a motivé·es à nous lancer dans le projet d’une revue plus riche, que nous avons auto-éditée en début d’année 2021 grâce au financement de nos contributeur·ices. Elle comporte deux dossiers principaux, le premier portant sur les luttes des classes en France et le second sur les soulèvements internationaux qui embrasent la planète depuis 2018.

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