100 balles et 1 Mars – Retour sur l’origine des Gilets Jaunes

Suite au mouvement des Gilets Jaunes en France, nos camarades allemand·es de Translib ont rédigé cette analyse des évènements, en les contextualisant dans le temps plus long des luttes et de l’histoire politique française. Comment un mouvement, a priori sans liens avec les organisations historiques du mouvement ouvrier et sans références explicites à ce dernier, a-t-il pu prendre une telle intensité ? En revenant sur les évolutions du prolétariat français, du syndicalisme et des conflits sociaux de ces cinquante dernières années, cette traduction apporte des éléments afin de bien distinguer les spécificités des Gilets Jaunes.

Ils ne se rendaient pas compte qu’ils seraient les bidonvilles du futur.

Penelope Spheeris, Les Loubards

Le constat n’a rien d’une nouveauté : il y a longtemps que le capitalisme n’est plus en mesure de tenir sa promesse selon laquelle la croissance ininterrompue engendrerait une prospérité mondiale. Loin de s’être estompées, les inégalités qui fragmentent la société de classe se sont accentuées au cours des quarante dernières années. Les revenus des salarié·es stagnent quand ils ne sont pas carrément en baisse. Les écarts de revenu et de patrimoine sont à nouveau en forte hausse depuis le début des années 80.

Un fossé géographique et historique distingue la spécificité des rapports de propriété, des formes de gouvernement, des institutions économiques et du niveau du développement technologique propres à chaque État. Pourtant, même à des degrés différents, chaque zone du capitalisme mondial a participé à la fulgurante expansion économique qui a précédé la Première Guerre mondiale et aucun pays n’a été épargné ni par la Grande Dépression de l’entre-deux-guerres ni par la crise structurelle de la fin des années 60 qui mit fin au boom économique d’après-guerre appelé les Trente Glorieuses[1].

L’homogénéité du développement économique a provoqué une uniformisation de la politique des partis de tous bords. Depuis longtemps déjà, sous la bannière du « There is no alternative », ces derniers ne s’embarrassent plus en concessions matérielles pour répondre aux revendications qui vont croissantes dans le monde depuis les années 90 ; la matraque et le gaz lacrymogène étant des outils tout aussi efficaces et bien moins coûteux.

Il en résulte une perte de légitimité des systèmes économique et politique. Délégitimation largement accentuée par la grande récession de 2007 à 2009, qui a déclenché une vague de luttes sociales comme on n’en avait plus connu depuis longtemps.

Malgré l’intensité remarquable de ces luttes, toutes ont échoué dans leur volonté d’empêcher que les conséquences de la crise ne se répercutent sur les salarié·es. Les politiques de sauvetage du capital ont été accompagnées de plans d’austérité agressifs, responsables d’une hausse massive du chômage et de la pauvreté dans les pays les plus durement touchés. Suite à cela, c’est-à-dire presque simultanément, on a pu assister à la montée de partis populistes d’extrême droite d’un genre nouveau, qui tentent d’instrumentaliser le mécontentement social pour leur propre agitation nationaliste, rencontrant un large soutien dans les populations. En France, la lutte contre les plans d’austérité a trouvé son dernier écho dans le mouvement contre la loi Travail. En 2016, le gouvernement socialiste de François Hollande a finalement fait passer cette loi en contournant le Parlement, au moyen du 49.3. Cet exemple ne fait que confirmer ce que laissaient déjà présager les différentes crises des pays européens les plus touchés : la domination du capital se déleste de plus en plus de ses médiations juridique et parlementaire.

Les espoirs de Nuit Debout ont déchanté devant l’élection d’Emmanuel Macron. À peine élu, le nouveau président a profité de la faiblesse des syndicats et des mouvements sociaux pour mettre en place une série de nouvelles réformes : la révision du code du travail et la privatisation de la SNCF n’ont rencontré qu’une faible opposition eu égard aux enjeux qu’elles représentaient. En novembre 2018, un événement pour le moins inattendu est venu s’ajouter à ce contexte : les Gilets Jaunes ont fait leur entrée sur la scène politique.

Ils réagissent à la détérioration croissante des conditions de vie depuis la crise, aggravée par l’annonce de l’augmentation de la taxe sur le carburant et la baisse du salaire réel. Ils partagent avec les mouvements de ces dernières années des revendications en faveur de la démocratie directe et le fait de s’auto-identifier comme le « peuple », entité confrontée à l’avidité d’une élite corrompue incarnée par Macron. Entre l’arrogance qui annonçait déjà la couleur de son ascension politique et les cadeaux fiscaux qu’il réserve à sa classe, le « Président des riches » illustre parfaitement qui sont « ceux d’en haut ».

Avec ce texte, nous voulons combler un manque théorique qui à nos yeux marquait encore les réflexions sur les Gilets Jaunes. Jusqu’ici, nous n’avions pas trouvé d’analyse sur la situation spécifique de la France en rapport avec la tendance générale de l’intensification des contradictions sociales et politiques qui touchent tous les pays développés. D’une part, on ne peut pas comprendre les mutations politiques et économiques de la société française sans tenir compte de cette tendance générale puisque le mode de production capitaliste intègre chaque économie nationale dans la division du travail et la concurrence mondiale. L’homogénéisation du développement économique et des solutions politiques produit ainsi une synchronisation des luttes sociales au-delà des territoires. D’autre part, on doit impérativement tenir compte des particularités de la situation française afin de comprendre les causes, l’expression, le déroulement du mouvement social actuel et d’interpréter son évolution politique. Au bout de cette chaîne de méditations devra apparaître, en miroir du mouvement des Gilets jaunes, la totalité concrète de la société française enrichie de multiples déterminations économiques, politiques et idéologiques.

Le ralentissement de l’économie mondiale et ses effets

Pour saisir en profondeur la crise que traverse le système politique aujourd’hui, il faut tenir compte du ralentissement de l’économie mondiale de ces dernières décennies.

Après une vingtaine d’années de croissance spectaculaire, accompagnée d’une hausse de l’offre d’emploi et des salaires, la crise de 1973/74 a ralenti l’activité mondiale au point d’inverser la tendance du développement économique. La récession est le résultat de la suraccumulation structurelle qu’on avait déjà observée à la fin de l’accumulation de capital accélérée des Trente Glorieuses qui avait fait chuter le taux de profit au niveau intersectoriel[2]. En conséquence, les investissements sont en baisse et la dynamique de l’économie mondiale s’affaiblit d’un cycle à l’autre. En résulte l’intensification de la concurrence entre les entreprises et la montée du chômage de masse. Dans les années 80, pour optimiser sa rentabilité, le capital a mené une attaque globale sur les conditions de travail et de vie des prolétaires, attaque unanimement soutenue par les partis politiques de droite comme de gauche.

Une profonde restructuration des rapports de production et de classe s’en est suivie, plaçant le prolétariat dans une position défensive jusqu’à aujourd’hui. Ce processus est à l’origine non seulement du déclin des vieilles organisations de classe que sont les syndicats et les partis ouvriers mais aussi de l’imaginaire antagoniste contre le règne du capitalisme, voire de l’idée même du dépassement de ce dernier. Ces éléments ont profondément modifié le terrain et les formes d’expression de la conflictualité de classe[3].

La spécificité de la situation française

Même après la Seconde Guerre mondiale, la France était encore faiblement industrialisée. Une grande partie de la population vivait à la campagne et travaillait dans l’agriculture. Dès la fin de la guerre, en faisant pression sur les salaires et en intensifiant le travail, l’État a forcé une industrialisation rapide. Mais contrairement à ce à quoi on pouvait s’attendre, le mouvement syndical ne s’est que faiblement développé. Cette faiblesse s’explique historiquement par la composition de l’économie française, constituée en majorité de petites entreprises qui ne favorisent pas l’organisation syndicale. Il était impossible dans ces conditions de mettre en place un « partenariat social » qui octroie une certaine importance aux syndicats paritaires en échange du maintien de la paix dans les entreprises, comme ce fut le cas en Allemagne de l’Ouest. C’est pourquoi la colère contre l’aliénation du travail en usine n’a pas pu être immédiatement canalisée dans des négociations entre les syndicats et le capital. Le terrain de la lutte des classes n’était pas l’usine, mais la rue. Pour gagner les luttes, il fallait faire pression non pas sur le chef d’entreprise, mais sur l’État en tant qu’acteur et interlocuteur du conflit de classe. Ce sont les mouvements de grévistes qui ont d’abord pris la tête des luttes, bien qu’ils aient été plus ou moins habilement appuyés et manipulés par les syndicats. Voilà les bases d’un modèle français qui s’est construit par la lutte, phénomène qui est bien souvent à l’origine d’une « tradition révolutionnaire » selon de nombreux observateurs étrangers. Enfin, c’est en 1968 que le mécontentement de la classe ouvrière exprimé dans le mouvement des occupations a complètement échappé au contrôle des syndicats et poussé la France au bord de l’état d’urgence.

En réponse aux luttes soixantehuitardes, l’État a tenté de renforcer les syndicats dans les entreprises dans l’espoir d’en faire des alliés du capital et ainsi de mieux contenir le mécontentement social à l’avenir. Mais cette tentative a échoué en raison de la faiblesse persistante des syndicats[4]. Pour les remplacer, l’État a dû se muer en partenaire social et orchestrer l’établissement du compromis de classe. Acteur majeur de la régulation des rapports de classe, l’État a mis en place des mesures pour augmenter le niveau de vie de la classe ouvrière et renforcer sa protection sociale. Ces mesures comprenaient l’ajustement des salaires aux indices des prix, l’augmentation du salaire minimum, l’extension des conventions collectives des entreprises individuelles à des branches d’industrie entières et l’extension de l’assurance chômage[5].

L’État a pu se poser en médiateur du compromis de classe uniquement parce que le capital permettait son intervention dans le « libre jeu des forces du marché ». Mais les modalités de valorisation du capital ont changé courant 1970, et avec elles la volonté d’intégrer économiquement la classe ouvrière pour garantir la paix sociale.

Les grands axes du développement français

Si au début des années 1980 aux États-Unis et en Grande-Bretagne, c’est la droite au pouvoir qui a mené cette restructuration sur le dos du prolétariat, en France, en 1981, c’est le Parti Socialiste de François Mitterrand qui est élu. Coalisé au PCF, le gouvernement présente un programme ambitieux : nationalisation des secteurs clés de l’industrie, construction de logements sociaux, réduction du temps de travail hebdomadaire, augmentation des impôts fonciers et des droits de succession. La victoire électorale de Mitterrand laissait présager de nouvelles réformes progressistes, mais c’est le contraire qui devait se produire. En un peu plus d’un an, les socialistes au pouvoir ont été mis à genoux par l’explosion de l’inflation, la fuite massive des capitaux et les pressions politiques de la Communauté Économique Européenne et des États-Unis. Ils ont été contraints d’abandonner leur programme pour une politique d’austérité qui a augmenté le chômage et affaibli la résistance des travailleur·ses aux futures attaques du capital.

À bien des égards, les mutations de la politique française s’apparentent à celles des autres pays développés : privatisation des entreprises publiques, dérégulation du marché financier, réduction des dépenses sociales. Un angle d’attaque particulier fut la prise en charge de la régulation du rapport salarial par l’État en lieu et place des organisations syndicales. Elle fut un obstacle à l’intensification de l’exploitation[6].

Deux principes régissaient autrefois la régulation du travail :

  1. Les accords conclus au niveau de l’entreprise ne pouvaient jamais aller en deçà des dispositions légales [NdT : favorability principle, Howell]
  2. L’établissement d’un oligopole de négociation des syndicats reconnus [union monopoly principle] – dont les travailleur·ses, les comités d’entreprise ou les petits syndicats étaient exclus[7].

Pour restructurer le marché du travail en faveur du capital, il fallut saper ces principes. Depuis la présidence Mitterrand, les réformes visaient principalement à déplacer le lieu de la négociation au niveau de l’entreprise et à échapper aux dispositions légales du code du travail, qui furent progressivement supplantées par les accords d’entreprise. Conclure de tels accords impliquait de mettre à mal le monopole des syndicats. Dès lors, ils ne pesaient plus très lourd dans la balance des négociations internes à l’entreprise. Dans un contexte de chômage endémique, les représentants d’entreprises ont préféré faire des concessions drastiques au patronat en échange de la sécurité de l’emploi. Pour le capital, l’affaiblissement institutionnel de la classe ouvrière était la porte ouverte à l’intensification de l’exploitation.

Exploitation intensifiée, désindustrialisation et précarisation

Au niveau de la production, l’offensive du capital prit la forme de nouvelles stratégies managériales qui visaient à renforcer la hiérarchie dans l’entreprise, à étendre le contrôle sur les travailleur·ses et à améliorer leur productivité. Ces nouvelles mesures impliquaient l’intensification et la flexibilisation du travail. La productivité a donc suivi une augmentation proportionnelle à celle du stress au travail. Mais la conjonction de la surproduction à l’échelle mondiale et de l’augmentation exponentielle de la productivité a entraîné une baisse de l’emploi dans le secteur industriel. C’est ainsi que les bastions de la classe ouvrière organisée ont été brisés et fragmentés.

En France comme dans tous les pays développés, les travailleur·ses industrielles ont été durement touché·es par la rationalisation managériale du procès de production combinée aux délocalisations et aux fermetures d’usines. L’emploi industriel a chuté de moitié depuis 1970. Par exemple, entre 1980 et 2010, le secteur automobile est tombé à 230 000 employé·es contre 410 000 dans les années 1960.

La désindustrialisation s’est accélérée depuis les années 1990 : entre 2000 et 2014, l’industrie automobile française a par exemple perdu 100 000 emplois supplémentaires. En 2017, la part de l’industrie dans la valeur ajoutée en France était encore de 14% (contre 26,1% en Allemagne), ce qui est bien au-dessous de la moyenne européenne de 19,6%. De nombreux·ses salarié·es ont donc été contraint·es de migrer vers des secteurs de production où ils avaient moins de pouvoir productif et ne pouvaient pas s’appuyer sur un rapport de force syndical préexistant. Cette situation a favorisé leur précarisation, d’autant plus que ces détériorations se sont généralement accompagnées d’une « austérité salariale » avec pour conséquence une stagnation, voire une baisse des revenus. Cette pression économique croissante s’est également répercutée sur les PME et les petits entrepreneurs. Ils sont menacés par le déclassement vers le salariat et la perte de leur indépendance. Leurs revenus ne dépassant que rarement le SMIC, il s’agirait là plus d’un déclassement social qu’économique. Avant même la crise de 2007-2008, les inégalités se sont creusées puisque la majorité des Français·es voyaient leur revenu geler tandis que celui des plus privilégiés continuait d’augmenter. Depuis, la moitié la plus pauvre de la population a vu ses revenus chuter selon des grandeurs absolues[8]. Les femmes, en grande majorité cantonnées à des emplois précaires, en sont les premières victimes : 78% des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes, tout comme 70% de tous les contrats à durée déterminée et temporaires.

Entre 1998 et 2014 en France, l’emploi a chuté dans 83% des 304 bassins d’emploi métropolitains. Les baisses les plus importantes ont été enregistrées dans les anciennes régions industrielles : Paris, Picardie, Nord-Pas-de-Calais, Alsace, Porte de Bourgogne, Champagne-Ardenne, Lorraine, Rhône-Alpes, Rouen et Le Havre. On note pour seule exception la zone où s’est implantée une industrie aérospatiale, dans la périphérie toulousaine. Les emplois perdus dans l’industrie manufacturière n’ont pas pu être compensés par la croissance d’autres secteurs. Aujourd’hui, le chômage reste à un taux élevé de 9,4%, particulièrement chez les jeunes où il atteint 20% – bien au-dessus de la moyenne européenne à 15% – voire 45% dans les banlieues prolétariennes majoritairement non-blanches.

En dépit des jérémiades du capital sur la mauvaise volonté des travailleur·ses français·es qui seraient capricieux·ses et privilégié·es, la protection sociale dont iels bénéficient est extrêmement précaire.

Atomisation et disparition de la conscience de classe

La conjonction du développement économique et politique a accru la pression sur celles et ceux qui n’ont que leur force de travail pour vivre. La force politique collective acquise dans les luttes des années 1960 et 1970 a laissé place à un sentiment d’impuissance. En abandonnant la grève comme tactique de lutte pendant la récession, les travailleur·ses ont déposé leur arme la plus redoutable, au profit de la compétitivité du capital. Cette stratégie, qui impliquait des concessions sur les salaires et les conditions de travail, était censée sauver des emplois. Mais cette politique – qui se faisait au prix d’une intensification de l’exploitation – n’a que rarement fonctionné. En revanche, elle a contribué au déplacement de la lutte de classe vers un conflit de répartition entre différents groupes salariés : les travailleurs nationaux contre la concurrence étrangère, les travailleurs contre les chômeurs, etc. En voulant sauver l’irrécupérable, ces luttes n’ont fait qu’entretenir l’isolement, la concurrence et la précarité.

Les syndicats n’ont pas pu empêcher la restructuration des années 1980. Dès lors, ils ne pouvaient plus compter sur l’État comme interlocuteur et médiateur du conflit de classe. Ils ont également perdu une grande partie de leur base organisée, victime de la désindustrialisation et de la fragmentation du monde du travail. Dans le Nord et l’Est du pays en particulier, les syndicats ont dû faire face à la disparition des bastions (mines / sidérurgie) du mouvement ouvrier. L’ancien monde du prolétariat industriel est mort avec eux. Ils ont laissé place à un nouveau monde marqué par la précarité dans le secteur des services et une atomisation accrue des travailleur·ses. Aujourd’hui, c’est principalement dans le secteur public que les travailleur·ses s’organisent (chemins de fer, transports publics, Éducation nationale, poste). Les syndicats sont complètement sous-représentés dans le secteur tertiaire privé, soit celui qui compte le plus de prolétaires. Dans ces conditions, les syndicats perdent encore en signification. En France, on compte aujourd’hui un taux de syndicalisation de 19,1% dans le secteur public contre 8,4% dans le secteur privé. L’abandon des formes de résistance traditionnelles conjugué aux défaites subies par la classe ouvrière a progressivement sapé toute plausibilité de représentations sociales antagonistes. En conséquence, le prolétariat manque de symboles autour desquels s’identifier en tant que classe et comprendre la situation spécifique de son exploitation. On l’observe de manière flagrante chez les nouvelles générations pour qui l’emploi est particulièrement insécuritaire, qui sont dénuées de tout souvenir de la possibilité même de résistance. La lutte des classes a ainsi laissé place à une colère aux allures radicales mais sans orientation. Ainsi se parachève l’atomisation du prolétariat.

La polarisation socio-géographique

Ces mutations ont également mené à une nouvelle polarisation socio-géographique. La concentration dans les zones urbaines des secteurs financier, juridique, informa-tique, publicitaire et des sièges des grosses entreprises en font une source attractive de capital excédentaire. Dans la ville-spectacle, entre les buildings flambant neufs, le cachet des immeubles rénovés, les bars branchés et les loyers astronomiques, les prolétaires ne sont plus les bienvenu·es. On les invite donc à rejoindre la sortie.Les travailleur·ses jeté·es hors des villes ont donc trouvé refuge en ban-lieue. Près de 60% des Français·es vivent en périphérie urbaine et rurale. Travailleur·ses précaires des secteurs public et privé, iels sont majoritairement issu·es du bâtiment, de l’industrie, de l’agriculture, et des caté-gories basses de l’administration. Ici aussi, la surexploitation des infrastructures publiques a des relents de crise sociale : l’immobilier tombe en ruine, la petite distribution fait faillite, les hôpitaux, les bureaux de poste et les gares ferment les uns après les autres. Au printemps 2018, la réforme Pénicaud a fait disparaître 10 000 km du réseau ferroviaire en zone rurale. Le 16 mars, des Gilets Jaunes montés à Paris depuis l’Indre pour manifester s’exprimaient sur leur motivations :

Ça fait quatre mois qu’on manifeste. […] Notre territoire est très touché par la désertification et la disparition des services publics. La maternité du Blanc a fermé, le train de Paris ne s’arrête plus à Argenton-sur-Creuse. Pour voir un ophtalmo’ à Châteauroux, il faut attendre un an, du coup on va à Limoges[9].

Autre conséquence de l’exode rural, les habi-tant·es de ces régions-fantômes sont parfois complètement dépendant·es de leur voiture pour faire leurs courses et aller travailler. Iels se rendent donc quotidiennement dans des villes où ils n’ont plus les moyens de vivre. C’est là que les stéréotypes autour de la fracture entre ville et campagne trouvent leur origine. Ils se traduisent par un ressentiment mutuel entre les urbains et les ruraux. La dégradation des infrastructures et la dépendance à la voiture touchent même les banlieues des agglomérations, ce qui accentue encore davantage le contraste avec la mobilité métropolitaine. En France, les tirades de la droite populiste ponctuées d’attaques contre la ville mondialisée et élitiste cachent la dégradation simultanée de la situation des campagnes et des banlieues. Banlieues qui subissent en plus le stigmate raciste qui leur est assigné. Ce n’est donc pas le fait du hasard si c’est en périphérie que les Gilets Jaunes ont immédiatement rencontré le plus de succès tandis que leur soutien fut plus faible parmi la population parisienne.

Crise : irrésolue

Si partout le capital est parvenu à pallier la baisse du taux de profit en intensifiant l’exploitation, la relance de la croissance tant espérée n’est jamais venue. L’économie mondiale et l’emploi continuent de stagner. Dans les années 1980 et 1990, comparé à d’autres pays, le taux de profit de l’économie française a mis davantage de temps à se restabiliser. Depuis l’introduction de l’euro en 1999, elle a de nouveau subi une forte dévaluation tandis que, par exemple, la rentabilité des capitaux allemands a connu une augmentation significative. L’investissement a donc vu naître une période de stagnation, ce qui a eu des conséquences analogues sur la productivité et la croissance économique. Mise à mal par la concurrence, l’industrie automobile française a vu sa production baisser de 50% entre 2004 et 2013. Si, en 2000, la part des exportations des automobiles françaises sur le marché mondial conservait la quatrième place, en 2016 elle se maintient difficilement à la onzième place. Globalement, la part des exportations françaises mondiales est passée de plus de 6% dans les années 1970 à 1980 à 3,1% en 2014, et la part des exportations de l’UE a chuté de 2% depuis 2000.

La croissance de l’économie française a mis longtemps à reprendre après la crise de 2008/2009 et a de nouveau ralenti en 2018. Le capital français requiert donc la mise en place urgente de mesures pour augmenter ses profits. À cette fin, les acquis sociaux qui ont été farouchement défendus jusqu’ici (limitation de la journée de travail, salaire, prestations sociales, services publics) sont mis en pièces.

Plusieurs gouvernements ont échoué à rendre un tel programme véritablement effectif. En 2016, le gouvernement Hollande portait le coup de grâce au PS en adoptant la loi Travail (modelée sur les lois Hartz), en dépit du mouvement social massif qui s’y opposait. Grâce à la loi El Khomri[10], le capital a bénéficié d’un allongement et d’une flexibilisation de la journée de travail, de l’assouplissement des protections contre le licenciement et de la dissolution de la convention collective régionale. Lors de la nouvelle élection présidentielle en 2017, en obtenant seulement 6,3% des voix, le score du PS a chuté de 22% par rapport aux élections précédentes. Le PS gonfle donc les rangs de la social-démocratie européenne vaincue, dont la faible popularité est constamment aggravée par leurs politiques d’austérité impopulaires[11]. En voulant s’allier aux autres, partis bourgeois pour remettre le capital à flot, les socialistes ont accéléré l’érosion du système politique français. Toutes les tentatives d’améliora-tion des conditions d’exploitation ont été infructueuses, la croissance tant espérée ne s’est pas produite et la situation sociale s’est gravement détériorée. Ces phénomènes sont à l’origine de l’ampleur inédite du vide politique national, qui n’existait pas au XXe siècle.

Progressisme

Le déclin des socialistes et plus largement des centristes laisse le champ libre à l’émergence de nouvelles forces politiques. Parmi celles-ci, nous retiendrons les partis dits « progressistes  », et les partis populistes des deux bords, qui se veulent les porte-paroles de la colère du peuple contre les « élites mondialisées ». Ces tendances étaient déjà clairement marquées au cours des élections de 2017, alors que la course à la présidence se partageait entre la mouvance libérale En Marche !, avec à sa tête l’ancien banquier Emmanuel Macron, les populistes de La France Insoumise autour de Jean-Luc Mélenchon, et le Front National de Marine Le Pen, désormais rebaptisé sobrement Rassemblement National (RN).

Bien qu’il n’en fut pas un fervent partisan, Emmanuel Macron occupait déjà un poste au Ministère de l’Économie sous le gouvernement socialiste de Valls. S’il a non seulement remporté les élections contre Le Pen, il a aussi battu les candidats des partis conservateurs et socialistes traditionnels. En Marche ! représente les intérêts du grand capital avec une focale transnationale. Ainsi, en plus de nouvelles réformes pour accroître la compétitivité de la France dans l’économie mondiale, le parti au pouvoir œuvre à étendre le contrôle des institutions intergouvernementales, essentielles à la gestion du capital. Politiquement, ces objectifs se traduisent entre autres par la volonté de « faire progresser l’intégration européenne ». C’est sur ce point que se retrouvent les différentes classes qui composent toutes les « forces progressistes » alliées pour faire front contre le nouveau populisme. En Marche ! est donc parvenu à fédérer la bourgeoisie à la classe moyenne salariée (CMS) urbaine, à absorber l’électorat des partis libéraux les moins importants tout en gagnant l’aile droite du PS et une partie des républicains conservateurs. C’est ainsi que Macron parvient à toucher la base de l’électorat perdu par le PS. Mais, notamment à cause d’un mépris qu’il peine à dissimuler envers les précaires (« Ceux qui ne sont rien », « Traverser la rue pour trouver un emploi », « Le meilleur moyen de se payer un costard, c’est de travailler »), le « Président des riches » est encore loin d’avoir séduit le prolétariat. Sa base électorale est donc numériquement trop faible pour former un véritable bloc politique. Mais il faut rappeler que la part de la population que le Président n’a pas réussi à conquérir est aussi celle qui ne vote plus d’ordinaire, ce qui donne davantage de poids aux voix de la CMS. Il a en effet été élu avec un taux de participation historiquement bas de 74,7%. De plus, son élection témoigne de l’alliance entre le Front républicain, composé de forces de droite et de gauche, pour « faire barrage » au RN lors du second tour. En 2002, lorsque le FN, avec Jean-Marie le Pen pour candidat, était parvenu pour la première fois à accéder au second tour, il n’avait remporté que 17% des voix. Plus modérée dans ses propos, sa fille a presque doublé son score 15 ans plus tard.

Le programme de réformes du progressisme en faveur du capital ne lui attire pas que des sympathies et, de surcroît, il semble de moins en moins réussir à s’impo-ser comme le « moindre mal ». L’incapacité à articuler ses propres projets de réformes avec l’intérêt général marque l’instabilité du projet de gouvernement post-idéologique de Macron. Dès 2017/2018, les économistes Bruno Amable et Stefano Palombarini prédisaient que Macron devrait faire usage de la force pour mener son programme à bien dans ce climat social tendu, et se préparer à une résistance massive[12].

Le mouvement des gilets jaunes et l’implosion du progressisme

La prévision d’Amable et Palombarini a finalement été confirmée par les Gilets Jaunes. Ces derniers furent le symptôme de l’implosion du progressisme centriste en France, confirmant une tendance plus générale, comme l’ont démontré les percées électorales des partis « anti-système » en Europe.

Les Gilets Jaunes rassemblent celles et ceux qui ne se considèrent pas représenté·es mais au contraire attaqué·es économiquement et culturellement par le gouvernement. Ils ont leur base la plus importante parmi les salarié·es, les petits entrepreneurs et indépendants des zones rurales, qui sont les plus touché·es par l’augmentation de la taxe sur le diesel et pour lesquel·les Macron, avec ses cadeaux fiscaux pour les riches, incarne parfaitement le contraste croissant entre ville et campagne. Selon les sondages, les ouvrier·es et les employé·es représentaient déjà une nette majorité des manifestant·es interrogé·es début décembre. Si les mouvements et émeutes de 2005 et 2006, de 2011 et de 2016 ont été fortement influencés par les jeunes hommes qui y participaient, la composition démographique des Gilets Jaunes est plus hétérogène : des personnes de tous âges participent au mouvement et près de la moitié d’entre elles sont des femmes. Il ne s’agit pas des couches les plus pauvres du prolétariat, mais plutôt de celles qui sont en déclin. Les caractéristiques socio-géographiques du mouvement en témoignent également : il s’est développé dans les zones périurbaines et rurales, et non dans les banlieues urbaines, où le chômage est encore plus élevé et où la situation sociale est encore aggravée par la ségrégation raciste. La révolte est largement découplée du noyau des travailleur·ses syndiqué·es et loin des directives des centrales syndicales. En témoigne le fait qu’une grande partie (56%) des personnes concernées n’ont aucune expérience de la grève et que les bureaucraties syndicales furent initialement largement hostiles à ce mouvement dont elles n’étaient pas à l’initiative. Cependant, les contradictions entre les directions des syndicats et leur base se sont égale-ment accentuées depuis les récentes défaites dans la lutte contre la réforme des retraites de 2010 et la loi Travail en 2016. D’un côté, les Gilets Jaunes semblent donc être des groupes de travailleur·ses ruraux isolés, marqués par la violence de l’exploitation de classe, mais qui n’ont jamais eu l’expérience collective de la lutte de classes ; d’un autre côté, il existe aussi des groupes de travailleur·ses militant·es qui, à la suite de l’échec des mouvements sociaux et des grèves passées, se sont radicalisé·es en opposition aux centrales syndicales ou bien qui ont été marginalisé·s au sein des syndicats pour des raisons racistes (comme, par exemple, dans la logistique en région parisienne)[13]. La situation initiale contradictoire d’une lutte de classe sans classes s’exprime à son tour également dans les moyens et les objectifs du mouvement.

Sans être ancré dans les entreprises, le mouvement ne pouvait développer aucune activité au niveau de la production. Au lieu de cela, il a essayé de renforcer la pression économique et politique en bloquant les péages, les ronds-points et les centres commerciaux. L’indifférence avec laquelle le gouvernement a fait face à cette première phase de protestation (novembre 2018) montre la faiblesse de ces tentatives de paralyser l’économie par des blocages de circulation, hors de la sphère productive et dans la périphérie rurale. Les dommages économiques des premiers blocus ont finalement été minimes. Les manifestations appelées dans des centaines de villes, souvent intensifiées par des émeutes comme aux Champs-Élysées, avaient déjà plus d’impact, notamment parce qu’elles interrompaient la saison annuelle des achats de Noël dans les centres-villes. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a évalué les dommages causés par les Gilets Jaunes à 0,2% du PIB le 19 mars – en comparaison, la grève d’un mois des cheminots au printemps 2018 n’aurait causé que la moitié de cette baisse de croissance. Cela montre comment les luttes de circulation peuvent également exercer une pression économique, en l’occurrence sur l’industrie hôtelière et touristique ainsi que sur les secteurs de la restauration et du commerce de détail. Néanmoins, l’intensité des émeutes n’exprime pas initialement la force mais plutôt la faiblesse du mouvement, qui n’a pu exercer cette pression que par un effort et une prise de risque importante[14]. La ténacité du mouvement est remarquable, puisqu’il a perduré pendant plus d’un an. Dans le même temps, il est également remarquable qu’au cours de cette période, il y ait eu peu de progrès en termes de consolidation de l’organisation. Bien qu’il y ait eu des manifestations au même moment que celles pour le climat, des mouvements féministes, ainsi qu’avec les travailleur·ses et les étudiant·es, tous les appels à la formation d’assemblées locales, qui pourraient servir de lieux de discussion, de sensibilisation et d’élargissement des actions, n’ont jusqu’à présent pas donné suite. Le fait que les ronds-points ont été systématiquement évacués par la police au début de l’année et que les amendes ont été augmentées en cas de nouvelle occupation a également joué un rôle dans ce contexte. Comme aucun noyau organisationnel permanent ne fut créé dans lequel une formation de classe pourrait avoir lieu, les Gilets Jaunes sont condamnés à des manifestations et des blocus permanents afin de maintenir la pression sur le gouvernement et conserver sa cohésion.

La composition hétérogène du mouvement est maintenue sur le plan idéologique par le point de vue du « bon sens populaire », qui est basé sur l’idée d’une « économie morale ». Cela se reflète dans les revendications qui sont guidées par le principe de justice : les riches doivent donner, les pauvres doivent être soutenu·es. Le progressisme centriste ne semble pas être en mesure d’adopter ce point de vue moral pour l’établissement d’une économie juste. Il incarne précisément les élites immorales et technocratiques qui s’opposent à la volonté du peuple, qui doit alors s’exprimer au travers de l’introduction d’éléments de démocratie directe sous la forme d’un référendum institutionnalisé, le RIC (Référendum d’Initiative Citoyenne).

Terminus : autoritarisme

Malgré l’intensification du mouvement des Gilets Jaunes entre-temps, le gouvernement n’était pas prêt à faire de concessions substantielles face à cette crise politique. Il a plutôt essayé de contrôler le mouvement par un jeu de répression, de nationalisme et de mise en scène démocratique.

L’action brutale des forces de police, qui ont blessé des dizaines de personnes, dont certaines gravement, en utilisant des LBD et des grenades, est destinée à avoir un effet dissuasif. En condamnant publiquement les auteurs de violence et les « meurtriers », on a tenté de légitimer la violence de la police et de diviser les manifestant·es. Les policiers, en revanche, ont été récompensés de leurs loyaux services par une augmentation de salaire en décembre. La répression dans les rues s’accompagne du vote d’une loi anti-casseurs, qui légalise de manière permanente les interdictions policières des manifestations rendues possibles par l’état d’urgence déclaré en 2015 au lendemain des attentats terroristes takfiristes. La loi, qui a été adoptée en mars 2019, permet au préfet de police, qui est directement subordonné au ministre de l’Intérieur, de délivrer des interdictions de manifester sans décret judiciaire, dans la mesure où « il y a des raisons sérieuses de penser que ces personnes représentent un danger particulièrement grave » (§2). Cela signifie de jure la fin de la liberté constitutionnelle de manifester[15].

Parallèlement, la première déclaration de Macron sur les Gilets Jaunes le 10 décembre tentait de canaliser le conflit social en invoquant l’identité nationale et en déplaçant le débat vers le domaine de la politique d’immigration qui jusque là n’occupait qu’une place très marginale dans les discours des Gilets Jaunes. C’est l’expression du dilemme du progressisme incarné par Macron : il ne peut ni matériellement ni idéologiquement intégrer les groupes sociaux en révolte. Cependant, à long terme, le fait de contenir les protestations par une répression en flux tendu sape le pouvoir de la classe bourgeoise et le fonctionnement du système politique en général : « Ainsi, tout pouvoir existant requiert le consentement de ceux qui y sont soumis. Lorsque le consentement cesse, le pouvoir cesse et la lutte pour sa refondation commence »[16].

La dernière tentative désespérée de canaliser les protestations des Gilets Jaunes a consisté en un spectaculaire grand débat national, une mise en scène démocratique impuissante dans laquelle Macron débattait avec les maires lors de réunions locales. Dans la première phase du débat (décembre-janvier), les citoyen·nes ont été invité·es à soumettre des doléances à leur mairie, qui ont ensuite servi de base de discussion. Le faible niveau de participation à la campagne indique également l’échec de cette tentative d’intégration politique.

La tendance autoritaire de l’État français, qui s’est intensifiée avec les Gilets Jaunes, ne peut cependant être comprise qu’à la lumière du passé récent. Dans le cadre des luttes contre la loi Travail de 2016, plusieurs processus d’autonomisation de l’exécutif se sont chevauchés : l’instauration de l’état d’urgence a permis à la police d’interdire les manifestations, et c’est par l’application de l’article 49.3 de la constitution que la loi a été adoptée, contre les « frondeurs » socialistes et le reste du Parlement. Sous Macron, ce mode de gouvernement s’est poursuivi avec les ordonnances de septembre 2017, élaborées de manière unilatérale par l’exécutif et simplement ratifiées par le Parlement. Un objectif central de la loi Travail et des ordonnances était l’élimination légale des syndicats en tant qu’organes de médiation entre le capital et le travail à travers les accords d’entreprise. Les ordonnances ont assoupli les conditions d’exploitation en étendant le champ d’appli-cation des accords d’entreprise aux domaines des salaires, des conditions de travail et du paiement des heures supplémentaires, et en déclarant le plafonnement des indemnités de licenciement juridiquement contraignant pour les prud’hommes.

Le gouvernement néolibéral a ainsi conduit à l’élimination systématique de diverses instances médiatrices, qu’il s’agisse de la justice (du travail), du parlement ou des syndicats. La lutte des Gilets Jaunes fait dès lors irruption dans ce vide laissé par la suppression autoritaire de toutes ces médiations, et surgit en première ligne la revendication du RIC. La popularité de cette revendication cruciale, que le politiste Samuel Hayat décrit comme l’expression d’une « aspiration démocratique », s’explique par la politique unilatérale menée par un pouvoir exécutif indépendant qui, ces dernières années, était de plus en plus perçu comme illégitime. Les Gilets Jaunes répondent ainsi à la suppression des médiations par l’immédiateté d’une volonté populaire indivisible. Ils révèlent de la sorte les contradictions de l’État autoritaire néolibéral. Le moyen de pacification de l’État a toujours consisté à intégrer les antagonismes par la médiation sociale, qui est représentée de manière paradigmatique par la législation sur les conflits du travail. Cependant, comme le néolibéralisme des dernières décennies a de plus en plus affaibli la médiation syndicale, et comme le parlementarisme semble également s’être épuisé avec la fin de la social-démocratie et l’adoption d’un style de gouvernement autoritaire, le conflit social s’articule désormais de manière de plus en plus antagonique, comme nous l’ont montré les émeutes du samedi en décembre. La contradiction s’est intensifiée au moment où le gouvernement a désespérément demandé à des représentant·es du mouvement des Gilets Jaunes de se présenter à la table des négociations en décembre, le mouvement menaçant de mort celles et ceux qui ont accepté l’invitation.

Les Gilets Jaunes ont mis en évidence la crise de légitimité du centre politique et des factions dominantes du capital français. La tentative de Macron de capter le mouvement dans un discours sur l’immigration et l’intégration nationale indique que la bourgeoisie libérale est prête à faire des concessions idéologiques au populisme de droite afin de canaliser la colère dans les canaux nationaliste[17]. Dans ce contexte, il semble plus réaliste que les forces populistes se renforcent, en se présentant comme des rebelles contre l’establishment tant qu’elles ne sont pas elles-mêmes au pouvoir[18].

Epilogue[19]

L’implosion du prétendu « État de droit » vient briser les fantasmes démocratiques qui le soutenaient idéologiquement et l’État apparaît alors sous sa véritable nature : un concentré de violence sociale, un instrument de pouvoir coercitif médiant les rapports sociaux capitalistes. La désintégration de l’État-Providence a signifié l’abandon progressif de son volet « social » pour laisser libre cours à son noyau répressif, mais c’est bien du même État dont l’on parle, recouvrant différentes formes selon la conjoncture du capitalisme en crise. La rupture se dessine maintenant en s’élargissant chaque jour davantage, et la bourgeoisie conservatrice reniera rapidement ses états d’âme humanistes au profit de ses intérêts de classe.

Contrairement aux cycles de lutte précédents, où le capital pouvait consentir à céder des miettes au prolétariat en cas de mobilisations conséquentes (les fameux acquis sociaux), l’État est aujourd’hui dos au mur et la conjoncture de crise ne lui laisse aucune marge de manœuvre, tant au niveau politique qu’économique. Les Gilets Jaunes devront donc franchir un seuil qualitatif dans le cours de leur lutte sous peine de ne pouvoir sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent. C’est un combat à mort qui se joue sous nos yeux, marquant d’une pierre jaune le deuil des mouvements sociaux traditionnels


[1] R. Brenner, Economics of Global Turbulence. The Advanced Capitalist Economies from Long Boom to Long Downturn, Verso, 2006.

[2] A. Shaikh, The Current Economic Crisis : Causes & Implications, 1989

[3] NdT : Est-ce que la restructuration affaiblit les organisations de classe ou est-ce que ce sont les faiblesses de ces organisations qui permettent la restructuration ? L’histoire du mouvement ouvrier est faite de reculs et de rebonds depuis deux siècles. La période du compromis fordiste dure à peine une vingtaine d’années et se limite à l’Europe de l’Ouest ; de plus elle ne constitue pas nécessairement l’apogée des organisations ouvrières.

[4] NdT : Les accords de Grenelle ont tenté de renforcer le syndicalisme d’entreprise afin d’affaiblir les syndicats dans leur ensemble. Il s’agissait de favoriser les négociations au sein des entreprises et de briser le syndicalisme d’industrie, particulièrement combatif. Ce passage laisse donc entendre que la faiblesse des syndicats précédait cette tentative, alors qu’au contraire cette dernière en est une des causes.

[5] NdT : L’analyse présente est inspirée de C. Howell, The French Road to Neoliberalism, catalyst-journal.com.

[6] Ibid. Pour mieux saisir la logique de substitution de l’État dans la régulation du travail mentionnée ci-dessus, nous proposons un tableau synthétique de la périodisation fournie par Chris Howell. Il distingue trois stratégies de l’État français : la stratégie de l’exclusion du travail (1945-1968), celle de la substitution par l’État du travail organisé (1968-1978) ainsi que celle de son incorporation néolibérale (à partir des années 80). En raison de la petite propriété paysanne qui découle de l’abolition des relations féodales au cours de la Révolution française, il n’y a pas eu de véritable révolution industrielle en France du fait d’un manque de main d’œuvre. Alors que les autres centres capitalistes se trouvaient déjà en plein régime fordiste d’accumulation, l’État français, notamment sous le gouvernement gaulliste de la Ve République, visait à rattraper ce retard industriel en construisant un grand secteur nationalisé soutenu par l’accès aux importations et à la force de travail immigrée bon marché en provenance des (ex-)colonies. L’objectif fut de créer des « champions nationaux » compétitifs sur les marchés d’exportation et de soutenir les secteurs électroniques et aéronautique émergents. Ce modèle de planification avait échoué en Angleterre, mais était couronné de succès en France en raison de conditions sociales et politiques spécifiques : ce modèle s’appuyait sur la stratégie de l’exclusion du travail pour maintenir le taux d’exploitation élevé et les salaires bas ; ainsi, aucune forme de négociation corporatiste ou fordiste n’était légalement permise (ce qui n’empêchait pas des mobilisations syndicales extra-institutionnelles massives).

Dans la phase 1968-1978, on assiste à un nouveau paradigme dans la régulation du travail, passant de la stratégie de l’exclusion à celle d’une régulation étatique du travail. La séquence 68 cristallise un double enjeu économique et politique. D’abord, d’un point de vue économique, le modèle d’une modernisation impulsée par l’État couplée à une exclusion du travail est devenu obsolète avec le passage de la croissance extensive à la croissance intensive : la France ayant rattrapé son retard d’industrialisation, les limites de la croissance se situent dès lors du côté de la demande, une régulation exclusive du travail ne permettant pas de créer des marchés domestiques en vue d’une consommation de masse et s’avérant ainsi de plus en plus dysfonctionnelle pour le régime fordiste. Ensuite, d’un point de vue politique, l’exclusion des travailleur·ses et des syndicats des formes de négociation à l’échelle de l’entreprise ou, de manière corporatiste, à l’échelle nationale comportait le danger politique d’un nouveau mai 68 appréhendé par la bourgeoisie. Après la mort de De Gaulle, la stratégie initiale du premier ministre Jacques Chaban-Delmas fut d’inspiration anglo-américaine : à l’aide de la législation mise en place en décembre 1968, l’objectif fut de créer de fortes instances syndicales dans les entreprises, afin de remplacer l’antagonisme de classe par la négociation légale comme forme dominante de la régulation du travail, tout en créant par là une demande suffisante pour le régime fordiste. Or, la loi sur les sections syndicales ne concernait que la moitié des travailleur·ses en 1968 et malgré sa force conjoncturelle d’alors, le syndicalisme français demeurait structurellement faible, car sans adhésion massive. Pour ces raisons, le gouvernement Chaban-Delmas a échoué à institutionnaliser la négociation comme forme dominante de la régulation du travail et a dû mettre en place une stratégie alternative : l’État prend la place du syndicalisme, tout en assurant lui-même la nécessité fordiste d’une croissance des salaires. Ainsi, le succès des gouvernements post-68 réside dans le fait de protéger l’accumulation dans un contexte de forts antagonismes ouvriers, tout en assurant la demande fordiste par des salaires plus élevés. Les profits ont augmenté et la période 1969-74 compte parmi les plus fortes expansions de l’histoire de l’économie française. Enfin, avec l’entrée en crise du fordisme et de son régime de régulation du travail, l’État se trouvait devant la difficulté de libéraliser ses propres régulations, au prix de compromettre la paix sociale. En France, contrairement à l’Angleterre, la stratégie néolibérale des gouvernements de gauche comme de droite fut alors non pas d’aiguiser les antagonismes en libéralisant ouvertement le code du travail mais de favoriser légalement un micro-corporatisme qui donne du poids aux accords d’entreprise structurellement favorables aux flexibilisations capitalistes qui sapent le code du travail, tout en créant de nouvelles instances représentatives dans l’entreprise qui mettent en échec l’oligopole syndical de la négociation.

[7] NdT : Il est à noter que cet oligopole prend fin avec la loi de 2008 sur la représentativité syndicale qui fait la part belle aux résultats des syndicats aux élections professionnelles.

[8] . « Entre 2008 et 2011, les 10% les plus pauvres ont perdu 360 euros par an quand les 10% les plus riches voyaient leur revenu annuel moyen augmenter de 17.950 euros (après impôts et prestations). » Voir Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, p. 71, La Découverte, 2018.

[9] « Il n’y a que quand ça casse qu’on est entendu », Le Monde, mars 2019

[10] NdT : Cette loi consacre l’inversion de la hiérarchie des normes que nous évoquions plus haut : les accords d’entreprise priment désormais sur le code du travail.

[11] Le parti néerlandais Partij von de Arbeit totalisait 5,7% des votes en 2017, le parti grec PASOK n’en obtenait plus que 4,7% en 2015 et en Pologne, le plus grand pays de l’Europe de l’est, on ne compte déjà plus de parti social-démocrate. En Allemagne aussi, le SPD est en déclin.

[12] B. Amable, S. Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir

[13] C. Reeve, « The Class Struggle in France. Yellow Fever: Viruses Good and Bad », The Brooklyn Rail Journal, février 2019.

[14] NdT : Nous ne partageons pas les présupposés normatifs de cette analyse qui nous semble héritière d’une dépréciation des formes de luttes hors du lieu de travail, typique d’une certaine orthodoxie marxiste qui semble heureusement dépassée par les récentes recherches visant à fonder une théorie matérialiste de l’émeute. Concernant Translib, il convient donc de poser la question de quel point de vue « l’intensité des émeutes n’exprime pas initialement la force mais plutôt la faiblesse »?

[15] Début avril, le Conseil constitutionnel a censuré ce deuxième paragraphe concernant les interdictions de manifestation.

[16] P. Tillich, La décision socialiste.

[17] NdT : Nous n’adhérons pas à cette conception idéaliste de la gestion de l’immigration prolétarienne. Plutôt que de réduire la restriction des déplacements de la force de travail à un enjeu électoral, il faut com-prendre le populisme de droite comme la radicalisation d’une politique normale et permanente de la bourgeoisie française depuis 1973 et l’entrée en vigueur de la circulaire Marcellin-Fontanet. De manière générale, l’opposition progressisme/populisme ne parvient pas à rendre compte des politiques menées par la classe capitaliste.

[18] NdT : Actuellement, le gouvernement français n’hésite pas à exprimer ouvertement son islamophobie et à réfléchir à des actes législatifs afin d’accentuer le racisme d’État. Il est difficile de ne pas voir qu’une partie, voire une majorité de sa base sociale approuver ces déclarations et ces actions.

[19] NdT : Nous avons raccourci la fin du texte des camarades de Translib. Cet épilogue provient d’Agitations et reproduit une partie du texte intitulé Gilets Jaunes, chronique d’un basculement.

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