Magic Actions – A propos du mouvement Black Lives Matter

Prenant pour point de départ les émeutes et manifestations de l’an dernier, Tobi Haslett revient sur le mouvement Black Lives Matter du point de vue d’un de ses militants. Nous vous proposons la traduction de son article Magic Actions, publié cet été dans n+1. Il s’intéresse à l’inscription de BLM dans le temps plus long de l’histoire de l’anti-racisme américain en se focalisant sur ses tendances plus insurrectionnelles et son rapport à la violence politique, notamment dans le cadre des villes des Etats-Unis. L’ancrage social et racial de BLM et des émeutes y sont analysées. Il discute aussi de la répression subie par le mouvement, ses capacités d’action dans le contexte de la crise sanitaire, des critiques reçues de la part des Démocrates et enfin des perspectives d’avenir du mouvement.

POUR QUE NOUS N’OUBLIONS PAS. La peur, les semaines d’attente, la force vive du témoignage ; les vidéos macabres en boucle et puis le choc de la condamnation : tout le drame du procès de Derek Chauvin – son obscénité et sa fine catharsis – n’aurait pas eu lieu du tout sans les émeutes de l’année dernière. Les procès de policiers sont rares. L’insurrection nationale l’est aussi : pillage, actes de vandalisme, et le carnaval nocturne des voitures de police incendiées sont ce qui a transformé la mort de George Floyd d’un crime solitaire en crise américaine, tandis que les feux de Minneapolis se sont répandus à travers chaque grande ville. Cela semble maintenant à la fois proche et lointain.

Ça fait un an : suffisamment longtemps pour que les événements voient leur importance affaiblie et minimisée ; suffisamment longtemps pour que les autorités imposent leur version par-dessus la réalité. Les déclarations de Nancy Pelosi et compagnie 1 le mois dernier ont exposé l’espoir qu’un verdict de culpabilité de Chauvin suffise à expédier cet épisode, apaiser la furie populaire et tuer la mémoire de la rébellion. Nous verrons bien. Même aujourd’hui, un discours officiel n’a toujours pas émergé du chaos du printemps dernier. Mais il était saisissant d’observer les grands médias essayer d’en créer un, et échouer, déconcertés par les images qu’ils exhibaient au public. A la DNC 2 de l’automne dernier, nous avons vu comment le soulèvement sera peut-être commémoré : un flou radieux et noble de rhétorique apaisante et de foules « pacifiques » – une fabuleuse alternative à la brutalité de la rue.

Mais certains faits demeurent ; certaines choses ne peuvent s’évaporer. Trop de choses sont nées et ont été brisées dans la fumée et les cris. Le minimum de ce que nous pouvons faire, c’est nous souvenir – essayer, après les émeutes, après les discours, après le contrecoup et les élections, après cette dernière liturgie (diffusée en direct) de « justice criminelle » américaine, de se rappeler ce qu’il s’est vraiment passé, en extirpant et en reconstruisant l’entièreté de cette séquence ahurissante. L’année dernière, quelque chose d’énorme est apparu dans notre champ de vision et est venu exploser à la surface de la vie quotidienne aux USA. Nombreux sont ceux qui peinent encore à appréhender ce que cette chose était : sa forme et ses implications, son ampleur soudaine et ses limites amères. Une chose que l’on sait avec certitude, c’est qu’elle a commencé par une émeute, dans la rue de Minneapolis où Floyd avait crié « I can’t breathe » 3.

Eric Garner, tué par un policier le 17 juillet 2014 à New York

CE FURENT LES DERNIERS MOTS D’ERIC GARNER. Les entendre répétés, six ans plus tard, par un autre homme noir abattu devant les caméras par la police, donna à la rage et à la douleur immédiate une futilité humiliante. Le rêve de Black Lives Matter semblait à présent broyé par les évènements. Michael Brown à Ferguson, Freddie Gray à Baltimore – les meurtres de ces jeunes hommes noirs lancèrent des soulèvements locaux explosifs, qui furent suivis (mais jamais égalés) par des manifestations à travers tout le pays. Il s’agissait de marches, pas de rébellions : larges et passionnées, mais avec une différence de degré. Dans les premiers jours, il semblait que Minneapolis suivrait la même route : une émeute dans une seule ville, confrontée à la même vieille routine : se désoler des « tensions » tenaces qui travaillent ce pays « complexe » – et ensuite essayer de mettre la violence sur le dos des fameux « agitateurs extérieurs ». Des vidéos de militants blancs brisant des vitrines avaient déjà été publicisées. Il y avait d’autres vidéos, bien sûr – le Target 4 ravagé de Lake Street ; les assauts brutaux de la police ; des nuages de gaz lacrymogène englobant des blocs d’immeubles entiers – qui révélaient la présence importante de personnes noires dans la rue. Mais le fantasme se montra irrésistible. Était-ce un complot anarchiste, ou des marges de la droite radicale ? Tim Walz, le gouverneur du Minnesota, annonça que 80% des émeutiers étaient arrivés d’en-dehors de la ville. Peu importe qu’il s’agissait d’une contre-vérité absolue, réfutée le jour suivant. Dans le style autoritaire, les rumeurs riment merveilleusement avec le chant de l’Etat.

La zone près du 3e arrondissement (Third Precinct) le matin suivant l’incendie

Mais la destruction du Third Precinct 5, c’était frappant, et vraiment inédit. La situation à Minneapolis a débordé le scénario de ses débuts. Dans la soirée du 28 mai, la troisième nuit de rébellion, la police fut forcée d’évacuer son propre bâtiment, battue sur le territoire même qu’elle contrôlait et patrouillait, transmettant à la nation leur propre peur et vulnérabilité (Malcolm X, qui rêvait d’une révolution noire qui aurait acquise les leçons de la française, aurait peut-être souri devant cette prise tardive de la Bastille). La retraite fut filmée par les caméras et streamée sur les réseaux sociaux : le commissariat envahi dévoré par les flammes, des camions de police caillassés alors qu’ils s’échappaient du parking, le son des pare-chocs fracassés se mêlant aux cris et aux rires des rebelles. 

L’événement a été un pivot. Le pays entier sembla trembler : des centre-commerciaux mis-à-sac à Los Angeles et des boutiques de luxe pillées à Atlanta, le quartier de SoHo 6 à New York assiégé et des véhicules enflammés de la côte Est à la côte Ouest. Des photos de Philadelphie et de Washington DC montraient des quartiers entiers en proie à l’insurrection, des foules brisaient les fenêtres hautaines du Loop 7 à Chicago, et des émeutiers mirent le feu à la Market House, là où autrefois les esclaves étaient achetés et vendus, à Fayetteville, Caroline du Nord, la ville dans laquelle Floyd était né. Rien de tout ça, évidemment, ne pouvait être l’œuvre d’agents provocateurs 8. Quelque chose de plus profond et de plus disruptif avait percé la surface de la vie sociale, invoquant exactement les images redoutées que les théoriciens du complot refusaient de regarder. C’était une révolte noire ouverte : simultanée mais non-coordonnée, une partie vivante de l’histoire américaine naquit avec une vitesse étourdissante. Mille sept cent villes américaines : le nombre était absurde. En l’espace d’une semaine, 62.000 gardes nationaux étaient déployés en renfort des forces de police municipale qui peinaient à reprendre le contrôle. Mais ce qui émergea sous la bannière de la blackness se mélangea vite avec d’autres éléments, rassemblant des foules multi-raciales contre soldats et policiers. De mémoire d’homme, un événement d’aussi grande ampleur et si massif était pratiquement sans précédent, excepté le soulèvement national provoqué par l’assassinat de Martin Luther King, Jr. – un nom que l’on ressort à l’envi pour déplorer l’indiscipline de la rébellion.

Mais les mots « rébellion » et même « soulèvement » disparurent vite de l’usage courant : alors qu’au printemps succéda l’été, le terme préféré devint « manifestations », un changement qui marqua la dernière phase de cette séquence politique en dents de scie. Les attitudes et les tactiques divergentes se chevauchaient constamment de manière erratique. Au départ, les batailles dans les grandes villes étaient plus importantes que les actions plus ordonnées et placides, mais celles-ci devinrent vite le standard (bien qu’une atmosphère insurrectionnelle continua d’habiter Portland et Seattle pendant des mois). Une exubérance timide mais vivante gouverna les derniers mois de manifestation, qui étaient moins susceptibles de provoquer des pillages ou des arrestations massives. A l’automne, les marches des années Obama étaient à bien des égards de retour, mais investis d’une fureur nouvelle – un don des émeutes.

Nous ne devons pas craindre ce mot. Au contraire, il est vital d’insister, par dessus le bruit de fond d’un discours amnésique, que la série de manifestations de l’année dernière fut propulsée, rendue férocement possible, par les affrontements massifs dans la rue – et non pas ternie ou délégitimée par ceux-ci, ni créée à partir de rien. Ceux qui sont menacés par cette réalité tenteront de l’effacer de nos esprits. La première phase de BLM a ainsi annoncé – déchaînant l’angoisse – ce qui devint concret au printemps dernier, dans l’éclair de la confrontation avec les forces de l’ordre.

Certains étaient mieux préparés que d’autres. Au début du soulèvement à New York, j’ai vu une ligne de policiers équipés de tonfas perçant une barricade ad hoc ; un groupe de manifestants recula, et fut alpagué par un jeune homme noir qui tenait sa position. Il leur cria : « Qu’est-ce que vous foutez ? », a-t-il crié à ceux qui battaient en retraite, « Pourquoi est-ce que vous êtes venus ici même ? ». Quelques nuits plus tard, pendant le couvre-feu urbain et alors que la circulation des trains était interrompue, un ami et moi avons appelé un taxi pour éviter une interpellation. Alors que nous accélérions le long de l’East River, le chauffeur a jeté un coup d’œil dans notre direction à travers le rétroviseur et nous demanda si on venait des manifestations. On lui répondit, avec prudence, oui, on y a été toutes les nuits. Ses yeux sourirent au-dessus de son masque : « Vous devez trouver la plus grosse brique que vous pouvez, nous dit-il, et ensuite vous faites en sorte qu’elle compte ».

« JE NE SUIS PAS TRISTE », écrivit Martin Luther King, alors que les villes explosaient à la fin des années 1960, « que les Américains noirs se rebellent ; c’était non seulement inévitable mais éminemment désirable ». Il fut tué sur un balcon d’hôtel avant qu’il puisse voir ces mots imprimés. Ils apparaissent dans A Testament of Hope, un essai souvent cité comme preuve de ses orientations socialistes, qui devinrent de plus en plus inflexibles et explicites jusqu’à son élimination (Il se trouve par ailleurs que « désirable » et « historiquement inévitable » sont des mots-clés dans la description de la grève de masse par Rosa Luxemburg). King avait commencé à guider le mouvement pour les droits civiques vers la lutte des ouvriers noirs ; en 1967, il décrivit le Front de Libération National du Sud Viêt Nam non pas comme une menace, mais comme un « gouvernement révolutionnaire recherchant l’auto-détermination », légitime au Vietnam. Et il parvint à un rapprochement avec ce qu’on en est venus à appeler le Black Power : son alliance tardive avec Malcolm X représentait un défi ardent à la structure du pouvoir blanc qui, après leurs bien commodes assassinats respectifs, les opposa l’un contre l’autre dans un mythe national confortable. Malcolm, le musulman noir, fut dénoncé comme un voyou revanchard ; King est maintenant une illustration de la docilité éloquente. Mais il était haï par le genre de modéré qui l’invoque à présent pour dénoncer les émeutes.

Les manifestations non-violentes de King étaient le fruit d’une rigoureuse discipline spirituelle – ainsi qu’une tactique, pragmatiquement mise en place face au grillage d’un chaos croissant. C’était une théorie de « l’action directe ». Tensions et confrontations y étaient fondamentales. En appliquant une pression ininterrompue à tous les aspects de la vie civique, il souhaitait, ainsi qu’il l’écrivit dans sa Lettre de la prison de Birmingham, fomenter « une situation de crise qui ouvre inévitablement la porte à la négociation ». La toile de fond de ces négociations était la rage noire qui éclatait dans les villes à travers tout le pays ; des groupes de résistance armée se formaient dans les enclaves noires dans le Nord et l’Ouest. Il s’agissait d’une autre possibilité de « situation de crise », de sorte que certaines des concessions de l’État au révérend baptiste ont pu être obtenues par les rebelles urbains.. Et à la fin des années 1960, alors que la vision de King dépassait la simple égalité devant la loi, il en vint à considérer la révolte comme un simple fait du moment politique qui était le sien. Rien qu’il ne fallait savourer ou cultiver ouvertement – ou décrier haut-et-fort. « Le dénouement constructif de la décennie de 1955 à 1965 nous a trompés. Tout le monde a sous-estimé l’ampleur de la violence et de la rage que les Negroes contenaient en eux et l’immense quantité de bigoterie que la majorité blanche dissimulait ».

Martin Luther King sur le piquet de grève de l’usine Scripto d’Atlanta en Géorgie, décembre 1964.

Ce King tardif a été supplanté par un hologramme scintillant d’obéissance creuse, invoqué instantanément pour vilipender n’importe quoi de violent ou de simplement impoli (j’ai vu de nombreux manifestants en houspiller d’autres pour leurs railleries et leur vulgarité). Des années de rassemblements pacifiques BLM avaient eu pour toute réponse des années d’inertie des élites – mais beaucoup, au printemps dernier, soutenaient que les « mauvais » manifestants (cassant des choses) allaient défaire le travail des « bons » manifestants (tenir des pancartes), certains si flattés du rôle que leur conférait cette stratégie médiatique qu’ils firent des efforts démesurés pour montrer leur propre inoffensivité souriante et volontaire. Un pompeux spectacle s’ensuivit (et s’est heureusement disspié). Des policiers armés jusqu’aux dents marchèrent aux côtés de pacifistes fraîchement autoproclamés ; des gardes nationaux dansèrent la Macarena avec les personnes qu’ils avaient le droit de tuer. La non-violence, autrefois un outil, brille aujourd’hui avec la force du fétiche. Et, contrairement à King, de nombreux marcheurs semblaient croire que les bonnes manières seraient récompensées par une police plus douce.

Ils furent vigoureusement détrompés lorsque des foules pacifiques furent frappées, gazées, menottées, maltraitées, nassées pendant des heures, et entassées dans des fourgons de police – le seul 30 mai, huit personnes perdirent partiellement la vue du fait de tirs de balles en caoutchouc. La première nuit de la rébellion à New York, je fus presque renversé par un véhicule du NYPD, fonçant pied au plancher le long d’une rue encombrée ; le conducteur descendit et nous aboya dessus avant de fondre en larmes. La semaine suivante, je fus arrêté à la manifestation la plus policée que j’ai vu de tout le printemps – pas une seule vitrine brisée. Après moins d’une heure de marche dans le sud du Bronx, nous fûmes comprimés de tous les côtés par des policiers qui nous immobilisèrent jusqu’à l’heure du couvre-feu d’urgence. Puis vint l’attaque : des cordons de police chargèrent chaque côté de la foule piégée et commencèrent à cogner tout ce qui bougeait – de nombreux policiers grimpèrent sur des voitures garées pour frapper nos crânes avec leurs matraques (mon ami portait son vieux casque de vélo, qui après quelques minutes fut fendu en deux). Les manifestants furent arrachés à la foule un par un pendant que la police forçait le chemin à travers la nasse hurlante : deux policiers m’attrapèrent les bras et me projetèrent contre le sol ; un troisième se mit à genoux sur ma colonne vertébrale et attacha mes mains avec des menottes en plastique. Je suis resté dans cette position, les bras tordus derrière mon dos, pendant huit des dix-sept heures que j’ai passées en garde à vue. Mais du chaos de cette nuit, une chose reste gravée dans ma mémoire : le silence qui remplit la cellule bondée lorsque la porte s’ouvrit pour laisser entrer un jeune homme blanc. Comme nous, il était toujours menotté. Mais il avait été battu pire que n’importe qui d’autre, le cuir chevelu si ouvert que ses cheveux roux étaient collés à son crâne et que son petit visage était noirci par le sang. Avec ses bras coincés derrière le dos, il ressemblait à un oiseau dans une marée noire. 

Tandis que de plus en plus de maires imposaient des couvres-feu, suspendaient les programmes d’aide alimentaire, et – dans le cas sadique d’Eric Garcetti à Los Angeles – fermaient les sites de tests Covid-19 pour se venger des rébellions, la rhétorique cajoleuse de la « non-violence » implorait les manifestants de se soumettre au diktat officiel. « Toute personne qui est un manifestant pacifique, il est temps de rentrer chez soi » déclara Bill de Blasio (maire de New York) en direct à la télévision. Je soupçonne que King aurait été malade de voir son héritage manipulé par l’Etat qui le menaçait – et attristé, bien que peu surpris, que la révolte brûle encore en 2020.

Mais les émeutes ont fonctionné. La bête a gémi. Malgré les nombreuses critiques diffusées dans les médias, la destruction de biens matériels incarnait pour beaucoup une réponse raisonnable à la violence étatique. Newsweek – peu connu pour ses sympathies anarchistes – rapporta que 54% des Américains considéraient le siège du commissariat comme « justifié ». Les émeutes étaient trop larges et trop étendues, et exprimaient un mécontentement trop populaire, pour pouvoir êtres étouffées en ressortant les hymnes familiers de la condamnation morale. Une vieille complainte – à savoir que les pillards détruisent leurs propres quartiers – semblait particulièrement fragile cette fois-ci, alors qu’après Minneapolis, les foules faisaient la guerre contre les (bien assurés) quartiers commerciaux des centres-villes de la nation.

En 2014, l’échec de l’inculpation de Darren Wilson pour l’assassinat de Michael Brown a décuplé le sentiment de fureur impuissante ; quelques jours après la mort de Floyd, Chauvin fut poursuivi pour meurtre au troisième degré, rapidement augmenté au deuxième degré au milieu des rugissements de l’émeute. Une deuxième accusation au troisième degré fut ajoutée juste avant que le procès commence à la fin mars. Mais la punition d’individus policiers n’était déjà plus le moteur du mouvement social (pour certains manifestants, c’était même un anathème). « Les gens sont encore dehors en train de manifester » gémit Andrew Cuomo (gouverneur de l’Etat de New York) trois semaines après le début de l’insurrection. « Vous n’avez pas besoin de manifester. Vous avez gagné. Vous avez gagné. Vous avez atteint votre objectif. La société dit que vous avez raison. La police a besoin d’une réforme systémique ». Cette déclaration – un mélange charmant de condescendance et de peur réelle – passa superbement à côté du fait que pour beaucoup, « une réforme » n’est pas ce qui compte. Ils se battent pour l’abolition : la fin de la police.

« ASSEZ » écrivait Mariame Kaba, une militante abolitionniste, à la mi-juin. « Nous ne pouvons pas réformer la police. La seule façon de réduire la violence de la police est de réduire les contacts entre la police et le public ». Que cette opinion ait été imprimée dans les colonnes du New York Times annonçait son introduction dans le discours dominant. Voici que figure, dans le journal de référence, un argument en faveur de la suppression du financement des services de police en vue de leur disparition totale – la principale revendication de la rébellion, comme le dernier manège de « réforme de la police » avait été une mascarade coûteuse et chaotique. Le groupe de travail d’Obama sur la police du XXIe siècle, qui a rendu son rapport en 2015, a formulé des recommandations sur l’entraînement, l’équipement et la culture des départements de police, qui ont eu souvent pour effet d’augmenter les dépenses exécutives ; effectivement, beaucoup de ces préconisations avaient été adoptées à Minneapolis. Les ruines dynamitées du commissariat du Third Precinct laissaient entendre que le problème était un peu plus profond. L’abolition de la police et des prisons a toujours été le moteur idéologique de BLM, un héritage du Programme en dix points des Black Panthers : « Nous voulons la liberté pour tous les hommes noirs détenus dans les prisons fédérales, d’État, de comté et de ville » disait le huitième. Cette tradition a survécu au travers de groupes militants de base et a été défendue dans le milieu académique et la sphère publique par les universitaires-militantes Angela Davis et Ruth Wilson Gilmore.

Le maire de Minneapolis Jacob Frey hué par des manifestants après avoir annoncé qu’il ne couperait pas les financements de la police

Mais même elles ont dû être étonnées lorsque, le treizième jour de la rébellion, le conseil municipal de Minneapolis a fait une annonce inattendue : il a voté la dissolution de la police municipale. La veille du vote, le maire Jacob Frey avait été hué lors d’un rassemblement pour avoir refusé de soutenir la mesure : le chant « Go home, Jacob » résonnait alors qu’il se frayait un chemin dans la foule furieuse (son embarras était, bien sûr, aggravé par le fait que le vote du conseil ne pouvait faire l’objet d’un veto). La proposition consistait en un démantèlement à grande échelle des forces de police de Minneapolis, qui serait suivi de… quelque chose d’autre. Mais le changement pourrait ne jamais arriver. L’effort s’est déjà heurté à un obstacle juridique, le département de police étant protégé par une charte de la ville datant de 1920 – qui lui confère une autonomie effrayante. Face à l’ampleur des conséquences, les membres du conseil ont fait machine arrière et ont réduit le budget de la police pour 2021 d’un maigre 4,5%. Dès le départ, certaines abolitionnistes craignaient que cette tentative pourrait même mener à un renforcement insidieux du contrôle social (comme lorsque la police de Camden, dans le New Jersey, avait été dissoute en 2013) ou à la prise en charge de la ville par la patrouille d’État du Minnesota. Il est maintenant clair qu’une transformation à l’échelle municipale nécessitera la mobilisation permanente des manifestants – ainsi qu’une discussion plus approfondie sur ce que fait la police, et ce qu’elle est. Il ne suffit pas de supprimer les commissariats ; ni de fermer les prisons. L’incarcération et le maintien de l’ordre sont devenus le réflexe répressif de l’Etat lorsqu’il est confronté au meurtre et à la violence sexuelle, mais aussi au vagabondage et à l’addiction – la désintégration sociale qui frappe les vies consumées par la misère.

Les prisons accueillent les gens pauvres, pas les gens méchants (le programme de décarcération de l’année dernière – une mesure adoptée dans de nombreuses juridictions, mais pas suffisamment, comme moyen de freiner la propagation du Covid – n’a pas encore été statistiquement relié aux réarrestations). Le principe fondamental de la pensée abolitionniste est, dans un premier temps, une mission de redistribution. Les sommes extraordinaires consacrées à la punition aux États-Unis devraient être affectées à des programmes de prévention et de réhabilitation – une « réforme non réformiste » – mais le plus important est de s’attaquer, à tous les niveaux, au consensus politique qui a mis l’État-providence en pièces. Cela permettra d’augmenter le « salaire social » et de pousser moins de gens vers le désespoir que l’on qualifie simplement de crime.

Mais même derrière les initiatives politiques les plus brillantes se cache la conscience qu’un monde sans police ni prison ne peut résulter que d’une critique et une transformation impitoyables de chaque segment de la totalité sociale. Il s’agit d’un projet révolutionnaire. « L’abolition », déclare Gilmore, « demande que nous changions une chose : tout ». C’est cette position, qui considère les luttes de race et de classe comme historiquement et stratégiquement imbriquées, qui a suscité et ranimé des débats dans et au-delà de la gauche. Les Panthers étaient des socialistes armés ; Davis était une militante des années 1960 qui a été candidate à la vice-présidence des Etats-Unis pour le Parti Communiste, à deux reprises. Et dans Golden Gulag, l’étude géographique de Gilmore sur l’expansion des prisons californiennes – sa thèse est largement inspirée de la théorie marxienne du « surplus », elle intitule ses Dix thèses sur l’abolition d’après le célèbre pamphlet de Lénine : « Que faire ? ». D’une certaine manière, c’est le mouvement qui progresse aux Etats-Unis d’Amérique. Aux victoires éparses remportées par les abolitionnistes à la fin de l’année dernière – affaiblissement des syndicats de police, rupture de plusieurs contrats entre les forces de l’ordre et les universités et les écoles publiques, réduction (symbolique) des budgets de la police dans une poignée de grandes villes – on pourrait ajouter une victoire idéologique : le radicalisme noir s’est de nouveau frayé un chemin vers la scène politique dominante.

Naturellement, les appels à définancer la police ont consterné certains sympathisants auto-proclamés des manifestations ; des pontes Démocrates affirment maintenant que le slogan leur a nui lors des élections locales. Et les spécialistes du bon sens se sont jetés dans la mêlée, citant des problèmes que seule une large force de combat municipale, armée, fièrement ingouvernable et généreusement subventionnée peut résoudre. Que les forces de police américaines soient loin d’être compétentes (le taux d’élucidation des affaires de meurtre dans le pays est abyssal) ne semble pas avoir d’importance. En fait, un meurtre sur treize est commis par la police : pour les meurtres dont l’assassin n’a pas été identifié, la proportion d’est d’un sur trois. Et il n’y a aucun espèce d’intérêt pour les racines sociales du « crime ». Les sceptiques ont bien sûr raison de souligner l’incidence élevée des meurtres et des agressions, mais peu d’efforts sont faits pour les prévenir, ou même pour expliquer pourquoi ces crimes sont si courants aux États-Unis.

Taux d’incarcération dans les pays de l’OCDE pour 100 000 habitants.
Source : Alternatives économiques / OCDE

Aucune économie dans le « monde développé » n’est aussi inégalitaire que celle-ci. Et aucun Etat dans l’histoire humaine n’a jeté autant de personnes derrière les barreaux (c’est vrai en proportion par habitant et aussi en nombre absolu, puisque les Etats-Unis représentent un quart de la population carcérale mondiale). Ces phénomènes sont liés : là où l’État prétend combattre le chaos et la dépravation, les abolitionnistes voient des pans entiers de la population jugés sans intérêt pour le capital – le triste revers d’une accumulation étincelante. Cette accumulation s’est métamorphosée avec agilité pour prendre des formes nouvelles et sauvages. Dans l’imaginaire collectif, les grandes victimes du néolibéralisme sont les travailleurs blancs privés de leur emploi en usine et les naufragés de la classe moyenne. Mais ils ne sont pas les seuls.

Celles et ceux qui étaient déjà soumis à des niveaux élevés de chômage ou vivaient à la rue, qui dépendent du soutien de services publics à l’agonie, et dont les loyers se multiplient dans une tentative assumée de les chasser, ont aussi été empalés sur la rapacité de ce nouveau monde. Ils sont perçus comme des gens mis au rebut, sombrement inquiétants dans leur inutilité, condamnés à se balader dans la métropole jusqu’à ce qu’ils en soient bannis par l’Etat. Beaucoup d’entre eux sont noirs. Dans le folklore réactionnaire, ils le sont tous : les politiques de « loi et d’ordre », outils permettant de se débarrasser de ces personnes « excédentaires », ont d’abord été vendues aux électeurs comme un moyen d’éviter la rébellion des Noirs (le Mouvement des droits civiques, aujourd’hui sanctifié, était inclus dans cette catégorie). Aujourd’hui, « l’économie informelle » attire les naufragés de l’économie réelle ; les cachots et les balles de la police s’abattent sur les pauvres et les chômeurs. Seule une idéologie shootée aux stéroïdes peut nier que l’augmentation du nombre de prisons, de cautions, de policiers, d’établissements pénitentiaires – c’est-à-dire « l’incarcération de masse » – est l’expression de ce système dans sa phase la plus critique et la plus avancée. C’est un moralisme sans éthique, une « austérité » de gaspillage : le maintien catastrophique d’une paix urbaine artificielle.

Cette paix a des conséquences grave dans la vie quotidienne des Noirs pauvres. Depuis des décennies, chaque composante de la classe politique a avancé une petite fable pour expliquer cette situation : l’absence de père, la « culture de la pauvreté », un manque « d’opportunité », les comportements alarmants diffusés par certains genres de musique populaire. La droite brandit ces clichés comme les armes qu’ils sont réellement, tandis que le centre Démocrate choisit de les paraphraser avec candeur. Peut-être que l’effusion de sentimentalisme arrivera à adoucir le vacarme de la machine. Prenez le chouinement du maire Frey lorsqu’il s’est agenouillé à côté du cercueil de Floyd 9, et le spectacle vaudevillien de Chuck Schumer et Nancy Pelosi s’agitant dans le Capitole en juin dernier, rejoints par une poignée de leurs collègues pour promulguer le George Floyd Justice in Policing Act of 2020. Chacun portait un tissu Kente – un signe de « solidarité » dans le royaume fleuri de la culture – et a procédé à un rituel imaginé par les « manifestants pacifiques » au printemps dernier : les Démocrates se sont agenouillés silencieusement pendant huit minutes et quarante-six secondes, soit exactement la durée pendant laquelle le genou de Chauvin a pressé le cou de Floyd. Leur geste fait écho à celui de Colin Kaepernick 10, mais compte tenu des circonstances du décès de Floyd, il s’agit d’une pantomime de son meurtre.

La loi elle-même, dont une deuxième version a été adoptée par la Chambre des représentants au début du mois de mars, était une copie des réformes de l’ère Obama. Elle ne reconnaissait pas non plus les conditions qui la rendaient « nécessaire », à savoir que, par rapport aux Blancs, les Noirs sont nettement plus pauvres et plus précaires. Ils sont presque deux fois plus susceptibles d’être au chômage, deux fois plus susceptibles de souffrir de la faim. Ils ont deux fois plus de chances d’être tués par la police, trois fois plus de chances d’être incarcérés et, l’année dernière, deux fois plus de chances de perdre la vie à cause du Covid-19. Ce n’est pas une coïncidence. Cela découle de leur histoire en tant que peuple, de leur intimité spécifique et grimaçante avec les abstractions « d’État » et de « propriété ». Les Noirs étaient une propriété : n’importe quel abolitionniste vous rappellera que les nombreux services de police américains sont nés de milices esclavagistes destinées à faire respecter ce principe, ratissant le pays à la recherche de fugitifs et étouffant les révoltes noires. Du travail forcé au chômage endémique, des boulets haïs de l’économie aux exilés haïs de sa forme actuelle : cette route a été pavée d’effusions de sang et de mépris officialisé par la loi. Le lynchage, la ségrégation, la Grande Migration, les clauses restrictives, la discrimination au travail, l’exclusion des syndicats, et, à travers tout cela, le battement de tambour de la violence d’État dans la rue – les diverses oppressions sont suffisantes pour vous faire lancer un pavé.

Il est difficile de trouver de nouveaux mots pour cela. La passion radicale a été vidée, émoussée, détournée, supprimée – et réifiée dans les discours, transportée comme une marchandise. Face au cynisme de l’establishment et à la promesse de « représentation », il peut être difficile d’exprimer une véritable indignation et la douleur d’un chagrin collectif. « Chaque jour, lorsque vous nous voyez, nous les Noirs, sur la terre poussiéreuse des fermes ou sur le dur pavé des rues de la ville, vous nous prenez généralement pour acquis et pensez nous connaître », écrivait Richard Wright en 1940, « mais notre histoire est bien plus étrange que vous ne le soupçonnez, et nous ne sommes pas ce que nous semblons être ». En effet, une partie de la littérature noire la plus célèbre du siècle dernier est centrée sur la terreur d’État et sa répression, des livres plantés dans la culture comme des drapeaux pour la négritude elle-même. Tous les romans de James Baldwin, à l’exception du dernier, reposent sur une fausse condamnation ou une scène d’abus policier. Le point culminant de l’Homme invisible de Ralph Ellison est une émeute qui éclate à Harlem après que des policiers aient tué un vendeur ambulant : le narrateur ne peut s’empêcher de s’émerveiller du chaos qui l’entoure, du « mouvement éclatant et déchirant des gens autour de moi, des figures sombres dans une lueur bleue ». Certains des meilleurs poèmes de la période explicitement militante de Gwendolyn Brooks – « Boy Breaking Glass », la séquence en trois parties « Riot » – sont des récits poignants d’une époque de révolte noire, une époque célébrée dans l’hommage d’Amiri Baraka à la rébellion de Newark en 1967. Baraka a été battu et arrêté, puis mis à l’isolement, mais son poème sur l’émeute, « Black People ! », est empreint d’euphorie : « Cassez les fenêtres tous les jours, à tout moment, ensemble, cassons les fenêtres et faisons sortir la merde de là. Pas d’argent. Pas le temps de payer. Prenez juste ce que vous voulez. La danse magique dans la rue ».

Des manifestants allument des feux d’artifice à l’occasion d’une émeute à Minneapolis

LES MARTYRS MÈNENT CE MOUVEMENT : ils en sont les pionniers et les emblèmes flamboyants. Mais certains des meurtres policiers les plus tristement célèbres ont pour origine des sévices plus quotidiens. Tout le monde sait que la théorie de la « vitre brisée » – selon laquelle la répression des infractions mineures dissuade les crimes plus graves – a renforcé la présence armée de l’État dans la vie des pauvres en zone urbaine. Eric Garner a été continuellement harcelé avant sa mort en 2014 ; la police a même pris sa fureur désespérée comme prétexte pour le jeter au sol. « Je vous l’ai dit la dernière fois », supplie-t-il dans l’enregistrement vidéo alors que les officiers se rapprochent, « laissez-moi tranquille ! ». Sept ans plus tôt, il avait été arrêté dans la rue et sommé de s’aplatir contre une voiture de police. Selon le procès fédéral qu’il a ensuite intenté à la police de New York, un officier a baissé le pantalon de Garner, lui a tripoté les parties génitales, a enfoncé ses doigts dans son rectum et s’est moqué de lui en disant qu’il était un criminel en liberté conditionnelle qui n’aurait jamais dû être embauché dans les parcs de la ville. L’agent a « violé mes droits civils » pour « son plaisir personnel », peut-on lire dans la plainte, que Garner a rédigée à la main alors qu’il était emprisonné à Rikers Island.

À Ferguson, Darren Wilson a été blanchi de toute violation des droits civils fédéraux après une enquête menée par Eric Holder, le ministre de la justice du président Obama. Les conclusions de l’enquête ont toutefois révélé que la ville avait évité l’apocalypse fiscale en dressant des contraventions aux Noirs à des taux scandaleux. Une section intitulée « Les efforts des forces de l’ordre de Ferguson sont axés sur la génération de revenus » a révélé que « l’émission de trois ou quatre charges en une seule interpellation n’est pas rare à Ferguson. Les agents rédigent parfois six, huit ou, dans au moins un cas, quatorze procès-verbaux pour une seule rencontre. En effet, les agents nous ont dit que certains se font concurrence pour voir qui peut émettre le plus grand nombre de procès-verbaux au cours d’un seul contrôle ».

La police a racketté la population noire parce qu’au fond, elle savait qu’elle le pouvait. Elle savait qu’aux yeux de l’autorité, les Noirs pauvres sont des monstruosités menaçantes, mais aussi suffisamment dévalorisées pour être réduites en bouillie. Vous pouvez les traquer, les provoquer, les punir ; sentez-vous libre de prendre ce que vous voulez d’eux. À Ferguson, ceux qui n’ont pas payé leurs amendes à temps ont fait l’objet de mandats d’arrêt. Aussi, lorsqu’après des années d’escroquerie et d’abus, la police a massacré un adolescent et laissé son cadavre gisant dans la rue, les habitant·es ont fait ce qu’ils pouvaient : ils ont mis la ville en pièces. En quelques mois, le gouvernement local a déclaré que tous les mandats d’arrêt antérieurs seraient annulés. Ces gens sont toujours appauvris et en grande majorité précaires ; ils n’ont pas renversé la hiérarchie raciale ni inversé leur dépossession. Mais les événements du printemps dernier seraient impensables sans l’exemple des pauvres de Ferguson : sous les projecteurs des médias nationaux et le feu de la Garde nationale, ils ont ouvert une nouvelle brèche dans la lutte en forçant l’État à flancher. « Casser la fenêtre la nuit », écrivait Baraka, « (ce sont des actions magiques) ».

Manifestants à Charlotte en Caroline du Nord, 2 juin 2020 (Clay Banks)

Dans cette rage et ce deuil, il y a des couches, des contradictions. Breonna Taylor a été tuée par la police de Louisville, dans le Kentucky, qui a enfoncé sa porte dans la nuit et a commencé à tirer. Ils cherchaient son ex-petit ami tout en fouillant le quartier à la recherche d’indésirables, en prévision d’un projet immobilier de « grande valeur » prévu dans cette partie de la ville. Le meurtre de Taylor a eu lieu deux mois avant celui de Floyd. Mais c’est le sien qui a suscité la passion populaire, donnant encore plus de crédit à la revendication féministe noire selon laquelle, bien que presque toutes les voix médiatiques de ce mouvement soient des femmes (Patrisse Cullors, Alicia Garza et Opal Tometi ont fondé le Black Lives Matter Network en 2013), les victimes telles que Rekia Boyd et Sandra Bland sont tacitement considérées comme des pertes communautaires moins importantes, et donc moins dignes d’un chagrin de masse. La même mesure s’applique aux victimes trans noires telles que Tony McDade, abattu en mai dernier par la police de Tallahassee. Bien que l’on reconnaisse facilement que les trans noirs sont confrontés à un grand nombre de violences ciblées, les émeutes n’étaient pas pour lui.

Par ailleurs, l’élite noire avait rarement été aussi malmenée par la « communauté » qu’elle prétend défendre. La classe sociale, un sujet évacué de la plupart des discours politiques américains, a pris des formes particulières dans la vie des Noirs depuis les années 1960. La fin de la ségrégation n’a fait que lever la barrière légale du marché du travail, ce qui a entraîné une secousse – et non une révolution – dans la structure de la société américaine en matière de race et de richesse. Cette nouvelle ligue de professionnels est restée si fidèle aux Démocrates que Biden n’a pu s’empêcher de se vanter de son droit seigneurial au vote noir : « Si vous avez un problème pour savoir si vous êtes pour moi ou pour Trump, alors vous n’êtes pas noir ! »

Cette déclaration résume bien la suffisance de son parti. Quatre jours plus tard, Floyd a été assassiné. « Noirs libéraux, votre temps est écoulé », titrait Al-Jazeera, alors que l’émeute s’abattait sur Minneapolis. Les maires noirs des grandes villes – Keisha Bottoms à Atlanta, Muriel Bowser à Washington DC et (malheureusement) Lori Lightfoot à Chicago – comptent parmi les voix les plus stridentes qui se sont élevées contre la rébellion. Écrivant dans le New York Times, Keeanga-Yamahtta Taylor a offert un résumé mordant des dernières décennies des Démocrates noirs : « Les élus noirs sont devenus adeptes de la mobilisation des tropes de l’identité noire sans aucun de ses contenus politiques ». Un mouvement qui s’est d’abord couché gentiment face à la direction du parti et a cherché une certaine forme de redistribution s’est depuis couché devant l’influence des entreprises et les édits du DNC. Tout cela a été justifié par le désir d’avoir « des visages noirs en haut lieu ». Le Congressional Black Caucus et un groupe de maires noirs ont rejoint le parti en embrassant la finance et l’austérité, ainsi que les politiques de « loi et d’ordre » destinées à éteindre les flammes.

Un fait qui mérite que l’on s’y attarde est que les principaux bénéficiaires de la législation issue du mouvement pour les droits civiques furent les Noirs prêts à gravir les échelons de classe et de la méritocratie (les autres furent abandonnés en tant que « problèmes » sociologiques). Mais le chemin a été sinueux et fut bordé de petites ironies piquantes. Beaucoup de ces personnes s’élevèrent jusqu’à des emplois en col blanc au moment où la classe moyenne commença sa dégringolade dans l’instabilité néolibérale et entamèrent leur longue marche à travers les universités alors que les diplômes étaient en train de perdre leur valeur. Une grosse partie de cette couche sociale grandit entourée d’échos familiaux de la pauvreté urbaine et porte ainsi une mémoire vivace de ce à quoi ressemble véritablement une vie prolétarienne : nombre d’entre eux connaissent la douleur consistant à rendre visite à des proches derrière les barreaux. Leur existence de classe moyenne se heurte à ce qu’on a nommé le sous-prolétariat, un lien qu’on minimise ou sur lequel on insiste, pour lequel on est reconnaissant ou contre lequel on est enragé, brandi tel un droit de naissance culturel ou que l’on peut intégrer à sa sensibilité. Mais jamais complètement rompu. Ils connaissent toujours la morsure de la condescendance, voire de la haine pure et simple. Et même si l’abolition reste encore un concept choquant, leurs enfants grandissent pour la plupart avec une méfiance franche vis-à-vis de la police. Avec peu de richesse à hériter, ces familles possèdent beaucoup moins de biens que leurs homologues blancs, et même cette prospérité a l’air de disparaître à une fréquence draconienne. « Les garçons blancs ayant grandi dans la richesse ont plus de chances de rester riches », affirmait une étude publiée dans The Times en 2018. « Les garçons noirs élevés au sommet sont plus susceptibles de devenir pauvres plutôt que de rester riches en ayant fondé leur propre ménage ».

Pour de larges pans de la population noire des Etats-Unis, la victoire d’Obama fut un triomphe ainsi qu’un rêve réalisé : pour la classe moyenne, il s’agissait d’un miroir. La virulence et les aspects conflictuels de leur évolution douloureuse était joliment reproduite dans son image et son style politique. Son managérialisme centriste fut dépeint comme un triomphe des droits civiques ; la vieille injonction à être « respectable » était adoucie par son amour pour le rap qu’on a tant vanté. Ses discours paraissaient ruisseler depuis une position élevée en toute modestie, ainsi il pouvait s’en prendre aux Noirs pauvres et s’attendre à de la reconnaissance pour sa franchise. Les frappes de drones, les déportations, et la fidélité aux banques étaient contrebalancées par le prestige moral de la lutte des Noirs.

Ferguson fractura le second mandat d’Obama. Il tomba dans l’ambivalence : malgré le fait qu’il ait parfois haussé le ton à propos des forces déployées contre les jeunes Noirs, il fustigea l’insurrection de Baltimore comme étant une campagne de terreur provoquée par des « voyous ». Les sympathisants d’Obama considéraient qu’il devait apaiser des groupes d’électeurs irréconciliables – une position qu’il a aussi tenu lorsque la récession a frappé de manière disproportionnée les familles noires. Entre 2008 et 2016, le taux de possession de propriétés immobilières parmi les personnes noires dégringola de façon calamiteuse. La valeur domiciliaire négative jaillit dans les communautés noires quand la bulle immobilière éclata et elle continua à monter en flèche des années encore après qu’elle commença à redescendre parmi les Blancs, tout ceci observé à une distance télescopique par le premier commandant-en-chef noir. Il était donc, au mieux, insensible aux destins de ceux qui le vénéraient le plus. Aucune pirouette rhétorique ou geste émouvant ne pouvait arrêter le char du capital financier, ou bien servir de bouclier aux fortunes fragiles de la nouvelle classe moyenne noire.

C’est cette partie du monde noir – leur colère, leur confort, leur inscription tardive dans la course effrénée au mode de vie américain, leur place incertaine sous les néons fluorescents des bureaux d’entreprise – qui est devenue un point de fixation panique à la suite des émeutes de l’année dernière. Il était difficile de ne pas rire de la réponse officielle qui a été faite à la rébellion, chaque marque et institution de prestige ayant fait la même déclaration publique maniaque, déclarant son amour pour ses employés noirs et son allégeance à BLM. Mais, peut-être inévitablement, cette piété loufoque est devenue la règle. L’un des résultats du soulèvement a été l’expansion d’un discours antiraciste zélé qui reste silencieux sur les batailles de rue qui lui ont donné une merveilleuse actualité.

Ce n’est pas un phénomène nouveau. Au cours des six dernières années, les passions exprimées à Ferguson ont été détournées par des efforts visant à donner des leçons de morale à des experts blancs et des postes prestigieux à une poignée de Noirs. Les élites noires, après tout, sont les joyaux de la mission réformiste libérale : leur présence sur le campus ou lors d’une télé-conférence remplit une tâche symbolique éclatante. Il s’agit de la seule parcelle de l’Amérique noire à ressentir pleinement les effets de l’intégration – aussi l’existence frissonnante et conflictuelle de cette minorité au sein d’une minorité constitue-t-elle une promesse talismanique que la blessure de l’histoire peut être guérie. Dans la première déclaration publique d’Obama après les événements de Minneapolis – quelques mois avant qu’il n’intervienne pour briser une grève des joueurs de basket-ball professionnels – il a commencé par citer un courriel qui lui avait été envoyé par un « homme d’affaires africain-américain ».

Toute manifestation d’ingratitude de la part de ce groupe suscite perplexité et consternation. L’un des épisodes les plus sensationnels des émeutes concerne deux avocats d’une trentaine d’années qui risquent des décennies de prison pour leurs actions présumées à New York. L’une est américaine d’origine pakistanaise et l’autre est noir : élevé dans la classe ouvrière de Brooklyn, il a été recueilli par une organisation à but non lucratif et emmené dans un pensionnat bucolique, puis à Princeton, à la faculté de droit, puis dans une carrière naissante d’avocat d’affaires, pour voir cet avenir fantastique s’évaporer lorsque – pour des raisons romancées à grand renfort de spéculations dans les médias nationaux – il a amené son amie dans les manifestations où elle a lancé des cocktails Molotov sur les voitures de police. Cela peut ou non indiquer un bruissement printanier, lorsque pas mal de jeunes Noirs placés au sein de cette classe moyenne branlante ont choisi de franchir le seuil mystique entre « respectabilité » et dignité : ils sont allés à la rencontre des émeutes.

Carte des émeutes et manifestations BLM au États-Unis, mis à jour le 9 septembre 2020
Source : Mapping The Black Lives Matter Movement

« NOUS NE DEVRIONS PAS NOUS CONTENTER DE CRIER », a déclaré Mike Davis en mai. «Nous devons commencer à casser des choses, très franchement ». Mais cette interview sur le podcast Time to Say Goodbye est apparue une semaine avant la mort de Floyd ; ses commentaires ne faisaient pas référence au meurtre de la police, mais à la catastrophe économique et sociale déclenchée par la propagation du Covid-19. Aucun bilan de l’éruption de la fin mai ne peut éluder le rôle joué par le virus. Il n’est pas surprenant que l’année dernière, le pays développé le plus inégalitaire ait enregistré un peu moins de 20% des décès dus au Covid-19 dans le monde. La crise a semé le chaos dans la population carcérale – qui, en raison de la promiscuité spatiale et du désintérêt des autorités, a atteint un taux d’infection plus de cinq fois supérieur à la moyenne nationale – et les détenus de Rikers Island ont été contraints de creuser des fosses communes pour les victimes du Covid à New York. Dans tout le pays, les décès sont les plus nombreux parmi les pauvres non blancs : les communautés noires et latinos ont été particulièrement touchées, et plusieurs réserves amérindiennes sont rapidement devenues des capitales de l’infection.

Le spectacle de l’incompétence gouvernementale – des législateurs de droite niant l’éventualité d’une épidémie pour ensuite revenir rapidement sur leurs mesures lorsque les infections ont grimpé en flèche – est le reflet d’un aspect de la volonté populaire. C’est le pays de la liberté. Les impératifs économiques les plus délirants vibrent au plus profond de l’âme. Il sera difficile d’oublier que le lieutenant-gouverneur du Texas a insisté avec fierté sur le fait que de nombreuses personnes âgées vulnérables, confrontées à la perspective qu’un confinement pourrait ruiner l’économie pour leurs petits-enfants, préféraient mourir. Il était facile de se moquer ou de hurler à ce sujet, mais sous l’explosion de la rhétorique de droite, on pouvait distinguer le faible ronronnement métallique de la complicité technocratique libérale : le plan de secours de l’administration Trump, rédigé en collaboration avec le leader démocrate du Sénat Chuck Schumer, a été adopté avec un soutien bipartisan quasi unanime.

Il s’agissait d’un palliatif, et après des décennies de consensus néolibéral, peut-être tout ce que l’on pouvait attendre. La loi CARES (Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act), suivie de quelques mesures législatives supplémentaires, a été une expérience forcée de démocratie sociale. Un seul chèque de 1.200 dollars était censé permettre aux gens de tenir le coup pendant des mois ; l’aide aux travailleur·ses soudainement privé·es de revenus a été acheminée par l’intermédiaire de l’assurance-chômage et s’est épuisée alors que la propagation du virus continuait à monter en flèche (il s’est avéré impossible de faire passer une deuxième loi d’aide avant les élections de novembre). L’historien Robert Brenner a qualifié cette loi de pillage ploutocratique. Les hauts revenus dont le travail n’a pas été interrompu par les mesures de confinement s’en sont bien sortis, ce qui explique la hausse de l’épargne nationale et la bonne santé relative des marchés financiers.

Le projet de loi était un plan de sauvetage des entreprises d’une ampleur historique, permettant de distribuer une quantité honteuse d’argent de la Réserve fédérale – 10% du PIB annuel – aux dirigeants des plus grandes entreprises, avec une surveillance scandaleusement faible. Et que dire des entrepreneurs – ces mascottes de l’idéologie nationale et grandes victimes de la rébellion ? En décembre, le Times a rapporté que sur les 523 milliards de dollars déboursés dans le cadre du programme de protection des salaires, plus d’un quart a été attribué au premier pourcent des demandeurs – parmi lesquels des cabinets d’avocats d’affaires et une chaîne de steakhouse appartenant au fondateur de CNN, Ted Turner. Alors que les experts hurlaient au printemps dernier devant le spectacle écœurant des façades de magasins pillées, la grande majorité des petites entreprises étaient en difficulté, non pas à cause des émeutes, mais à cause du manque de soutien fédéral (des centaines d’entreprises ont reçu des chèques de 99 dollars ou moins). Au niveau économique global, une brève période de soulagement a fait place à un désastre qui n’a pas encore éclaté. Un nombre record de personnes sont menacées d’expulsion, un nombre record de personnes ne peuvent pas se nourrir, au moins huit millions de personnes sont tombées dans la pauvreté. Pendant les mois qui ont précédé la mort de Floyd, les horreurs se sont accumulées et sont devenues inflammables.

La lutte des Noirs a embrasé l’allumette. L’avenir de cette lutte est désormais entourée d’une énigme : pourquoi, à un moment où les crises se chevauchent et où la société est en chute libre, le meurtre d’un seul homme noir a-t-il déclenché la plus grande vague de manifestations que ce pays ait jamais connue, ainsi qu’une vengeance multiraciale contre la propriété privée et l’État ? Quelque chose de plus que la sympathie libérale était à l’œuvre ici – quelque chose de plus puissant et de moins vaporeux, à la fois enraciné dans le passé américain et reflétant les développements récents. En dépit des slogans, les institutions historiquement structurées par la haine des Noirs ont tourné un regard avide vers d’autres groupes. Aux États-Unis, les Amérindiens sont proportionnellement les plus nombreux à être tués par la police. Les politiques d’immigration punitives ont fait gonfler les prisons et les centres de détention de détenus latino-américains (on se souvient des émeutes de Los Angeles de 1992 comme d’un soulèvement noir, mais la majorité des personnes arrêtées, ainsi que celles accusées d’incendie criminel, étaient des Latinos). Bien que le taux d’incarcération des Noirs reste de loin le plus élevé, les abolitionnistes ont longtemps affirmé que l’État n’hésiterait pas à enfermer un plus grand nombre de Blancs pauvres, comme cela a été prouvé avec brutalité dans tout le pays.

Mais la lutte contre la police et les prisons reste liée à la libération des Noirs, car ce peuple ressent les chocs les plus durs des séismes économiques et a servi d’avant-garde dans sa soumission à la cruauté de l’État. Une pratique militante est née de cette expérience historique. Criblé de conflits internes et porteur d’un héritage multigénérationnel, le véritable mouvement noir n’est pas la comptine récitée mielleusement dans la sphère publique, mais une longue bataille contre la domination dans sa forme la plus nue et la plus libre – King, le jour où il a été tué, devait prononcer un sermon intitulé « Pourquoi l’Amérique peut aller en enfer ». Il est donc possible que la mort de Floyd ait été vécue aussi douloureusement parce que, dans les conditions délirantes induites par la pandémie, des pans entiers de la classe moyenne ont semblé traverser le miroir politique. En un instant, ils se sont retrouvés plus pauvres et encore plus précaires, le nez plongé dans leur caractère d’élément jetable pour le capital. Privés de leurs moyens de subsistance par un décret impitoyable au moment de la crise, ils ont subi ce mélange particulier de contrôle et de négligence de l’État – l’abandon punitif qui peint la vie des Noirs pauvres.

Une escouade de flics à vélo à Charlotte, en mai 2020 (Clay Banks)

QUE FAIRE ? (La question délicate mais inévitable remonte à la surface). Les chemins empruntés par Occupy Wall Street et BLM – les enfants jumeaux du crash financier – peuvent dessiner la silhouette du défi actuel. Occupy s’est développé spontanément comme un mélange politique incandescent – les anarchistes se sont bousculés aux côtés des progressistes qui voulaient seulement contrôler le secteur financier. L’héritage le plus durable des campements (qui ont été pris d’assaut et finalement détruits par les forces de police municipales) est la rhétorique des « 99 % » – populiste, universaliste et, à la fin de la décennie, inscrite dans les deux campagnes primaires du social-démocrate Bernie Sanders (l’anarchisme avait été oublié). Avec lui, le « socialisme démocratique » est entré dans le vocabulaire politique dominant.

Au printemps dernier, lorsque le mouvement noir est revenu à la vie, il était moins légitime, moins « non-violent » et ne ressemblait en rien aux socialistes en quête de gloire dans les urnes. Et les émeutes ont éclaté quelques mois seulement après que Sanders se soit retiré des primaires, si bien que les deux courants de lutte se sont juxtaposés de manière éclairante. De Occupy à Bernie ; de BLM à la rébellion de Floyd. L’un a gravi les échelons de l’État, tandis que l’autre a combattu son pouvoir avec beaucoup plus d’acharnement cette fois-ci ; l’un a placé ses espoirs dans des programmes universels téléguidés depuis le bureau ovale, tandis que l’autre inonde les rues sous le signe d’un seul groupe. L’un s’occupe de la distribution, l’autre de la force, de la répression : deux fonctions, en fin de compte, de la même machine étatique. Mais dans les conditions particulières léguées par l’histoire des États-Unis, la première est codée « blanche », la seconde – carrément – noire.

Pourtant, ces combats sont imbriqués et ont besoin l’un de l’autre. Ils forment deux rayons d’une même roue : le cataclysme sociopolitique de la montée du chômage et du sous-emploi. Ce n’est pas une coïncidence si la première fois que le mouvement noir a revendiqué des villes depuis le Black Power, c’était dans le cadre de la « reprise sans emploi » qui a suivi le crash – ni si les émeutes sont revenues en force alors que des millions de personnes étaient privées de travail au printemps dernier. Le programme raciste d’incarcération de masse, qui dure depuis des décennies, a accompagné l’austérité et la stagnation des salaires, alors que les revenus des personnes vulnérables s’enfonçaient encore plus dans une précarité périlleuse. Et même les plus petits pas sur le chemin de l’abolition reposeront sur l’appel de Gilmore à augmenter le salaire social : un appel auquel répond, presque exclusivement, une gauche socialiste naissante. Plus de deux tiers des électeur·ices américain·es soutiennent la principale proposition de cette gauche, l’assurance-maladie pour tous – car les soins de santé privés sont un privilège de plus en plus rare pour les employé·es à une époque où l’informalité du travail s’étend. De mémoire récente, rien n’a répondu à l’espoir socialiste de politiser les budgets des États et des villes avec la rapidité de la rébellion du printemps. Et nous ne saurons jamais si la récente loi de relance de Biden, qui constitue un virage historique vers la gauche en matière de politique fiscale, aurait pu être adoptée sans les batailles de la rue. Si cela annonce réellement une rupture avec la gouvernance néolibérale – une affirmation quelque peu choquante répétée dans certaines sections de la gauche – tout compte rendu honnête de ce changement devra mettre en évidence non seulement les efforts des législateurs progressistes, mais aussi la renaissance de la lutte des Noirs.

Mais les deux camps sont divisés et se méfient l’un de l’autre. La fraction la plus institutionnelle, la plus « ONG », de BLM court toujours le risque de jouer un rôle ornemental au profit de la philanthropie et des relations publiques ; l’absence de leader du mouvement a rendu ce dernier perméable au centre libéral. Sanders a été bruyamment attaqué, le plus souvent par mauvaise foi, pour sa supposée indifférence au racisme américain – une hypocrisie risible de la part de l’establishment démocrate, qu’il n’a pourtant pas su réfuter. Cela ne l’a toutefois pas empêché de se joindre à Joe Biden pour se déclarer contre le définancement de la police. Il est impossible de prédire ce qui va suivre, autant du point de vue du mouvement noir contre la terreur d’État que de la lutte pour la redistribution des richesses. Mais à moins qu’il suffise d’un seul coup pour faire chavirer le capital, toute gauche qui espère rassembler ses forces vacillantes doit trouver un moyen de faire converger les deux fronts les plus cruciaux du conflit : d’une part, construire une classe puissante en arrachant des avantages à l’État et, d’autre part, vaincre la bête qui dévore les non-blancs et les pauvres. L’unité réelle ne sera atteinte que par de nouveaux modes d’action et d’organisation (Il convient de répéter ici que le New Deal, une réforme sociale-démocrate et un objet de nostalgie pour de nombreux décideurs politiques progressistes – lui-même traversé par les ségrégations raciales – a vu le jour après des années de bastonnade policière et de gazage lacrymogène des foules « perturbatrices » de chômeurs). Les gauchistes tournés vers l’Etat, dégrisés de leurs rêves de s’emparer de l’exécutif, ont été forcés de composer avec l’impressionnant brasier du soulèvement urbain. Les socialistes doivent tirer les leçons des émeutes. Les politiques lisses et convenues et le poing fracassant de la rébellion noire sont peut-être liés par la dialectique qui, selon la célèbre allégorie, enchaîne le maître à son esclave.

« Une révolution n’est pas seulement une lutte permanente », écrivait James Boggs en 1968. De tous les héritages noirs radicaux dont on cherche aujourd’hui à tirer des leçons, le sien est parmi les plus brillants et les plus appropriés à cette nouvelle conjoncture. Né en Alabama en 1919, il a passé près de trente ans à travailler dans l’usine Chrysler de Detroit, au cours desquels il a milité aux côtés des travailleurs noirs et en est venu à considérer leur situation difficile – leur dégradation morale et leur exclusion, leur place ténue et subalterne dans un mouvement syndical du milieu du siècle qui tend vers l’obsolescence – comme le prélude d’une crise plus large. Des décennies avant l’avènement du néolibéralisme, il savait que la croissance et le plein-emploi d’après-guerre s’évaporeraient, et que la classe ouvrière était en mutation. Il savait que les batailles les plus rudes, celles qui porteraient l’assaut le plus ambitieux contre l’ordre des choses, incomberaient à ceux qui sont exclus à la fois de la politique et de l’accès à leurs propres moyens de subsistance : cette nouvelle avant-garde serait composée de Noirs pauvres et sans emploi.

Ils n’étaient pas la majorité. Mais ils constituaient la force la plus inventive et disruptive qu’il était possible de trouver aux Etats-Unis, détenant la capacité historique de remettre en question l’ordre social dans son ensemble. Pendant les années 1960, Boggs travailla à construire des organisations qui non seulement renforceraient les travailleurs noirs, mais qui créeraient aussi un lien entre les luttes d’atelier et une sphère revendicative en pleine expansion. Tandis que le Mouvement pour les Droits Civiques s’endurcissait à travers le Black Power, il savait que les émeutes – la destruction de biens matériels et les affrontements de masse avec la police – devenaient un aspect routinier d’une société traversée par la haine raciale et qui refusait de nourrir ses pauvres. L’objectif n’était pas de contester la réalité fracassante s’exprimant dans les rues, mais de construire des modes d’organisation collective capables de survivre à la fin de ces jours de rage. Il y avait du pouvoir dans une émeute, dans ses passions ondulantes et adaptables – un pouvoir qui pouvait même passer, à un moment donné, par la conquête de sièges dans les conseils municipaux (à condition que le mouvement sache éviter l’idéalisation de ce point d’appui stratégique dans l’État). Malgré ses divergences avec son mentor C.L.R. James, Boggs conservait de lui cette conviction selon laquelle, malgré la fixation sur « l’égalité des droits », la vivacité du mouvement noir était la preuve que le pouvoir, et non l’idéal démocratique, était l’objet d’un combat perdu à chaque seconde dans le monde réel. « Les droits sont ce que l’on fait et ce que l’on prend », écrivait-il dans The American Revolution : Pages from a Negro Worker’s Notebook, publié en 1963 – durant les grandes heures du mouvement des droits civiques.

Grace Lee Boggs et James Boggs

Le livre était tonifiant. Boggs y anticipait une Amérique dépourvue d’emplois dans le secteur manufacturier, dont les villes débordaient de populations surnuméraires – des Noirs, pour la plupart. Ils se retrouvaient sans emploi stable ni même le lointain espoir d’en avoir un, exclus de l’abondance et prêts à tout pour s’en sortir : « Étant sans travail, ils sont aussi apatrides ». Aucune organisation n’osait parler en leur nom. Ils devaient s’organiser eux-mêmes. De cette masse agitée, dirigée par des Noirs, découleraient de nouveaux modes d’action politique. Son quatrième chapitre était intitulé « Les marginaux » :

« La main-d’oeuvre d’aujourd’hui est elle-même un produit de l’ancienne société et lutte pour y survivre. Cela signifie que nous devons nous tourner vers les exclus pour obtenir la réflexion la plus radicale – c’est-à-dire la plus profonde – sur les changements qui doivent être opérés. Quelles idées auront-ils ? Ils ne les ont pas encore exprimées clairement, mais leur cible est très claire. Il ne s’agit pas d’une entreprise ou d’une personne en particulier, mais du gouvernement lui-même. Je ne sais pas comment ils approcheront ou pénétreront cette cible, et je ne sais pas non plus ce qui se passera quand ils auront fait ce qu’ils doivent faire. Mais je sais que l’armée d’exclus qui se développe à pas de géant dans ce pays est plus menaçante pour l’actuel “mode de vie américain” que n’importe quelle puissance étrangère. »

L’ANNÉE DERNIÈRE UNE ARMÉE D’EXCLUS, dont les rangs ont été gonflés par une maladie monstrueuse, a débuté l’insurrection spontanée la plus longue de l’histoire des Etats-Unis. Derrière ces conditions objectives rigides, quelques autres subjectives et fragmentées. Quelque chose a changé en Amérique; quelque chose palpite encore sous la carapace de la politique des partis. La rébellion ne s’est pas contentée de libérer un jet de fureur, mais a également logé l’émeute, sans excuses, dans le rythme même de la vie politique.

L’explosion est devenue routine. L’été et l’automne ont été le théâtre de conflits locaux engendrés par d’autres meurtres policiers. En juin, Atlanta s’est de nouveau soulevée après l’assassinat de Rayshard Brooks : les manifestants ont bloqué une autoroute à cinq voies et brûlé un Wendy’s. Le meurtre de Jacob Blake en août a enclenché une révolte dans la ville de Kenosha, au Winsconsin, et a fourni les images les plus saisissantes de l’été : le parking rempli à craquer d’une concession de voitures d’occasions transformé en brillante mer de flammes. En réponse à l’assassinat de Walter Wallace plus tôt dans le même mois, les Philadelphiens ont brisé des vitrines quelques jours avant l’élection présidentielle. Mais peut-être la juxtaposition la plus frappante arriva-t-elle fin septembre. Moins d’une semaine après que la mort de Ruth Bader Ginsburg a plongé les Démocrates dans une crise de panique, il fut annoncé que les policiers qui avaient tué Breonna Taylor ne seraient pas poursuivis. Tandis que les éditorialistes chantaient les louanges de Ginsburg pour son engagement dans l’égalité des genres devant la loi, les habitants de Louisville firent subir leur propre féminisme à la ville : ils surgirent de nouveau dans les rues pour venger leur sœur assassinée.

Bientôt viendront de nouvelles émeutes. Les meurtres de Daunte Wright, Ma’Khia Bryant, Adam Toledo et Anthony Alvarez au cours des deux derniers mois sont la preuve que l’horreur continue ; les éclats d’action dans la rue marquent l’arrivée d’un nouveau printemps. Encore une fois – nous verrons bien. Mais ce n’est pas s’autocongratuler, ni être naïf ou triomphaliste, de dire que les gens ont été changés par la rébellion : ils ont fait des choses qu’ils n’avaient jamais faites avant, des choses que personne ne savait possibles. Fin mai, un hélicoptère de Fox News diffusa des images depuis Philadelphie prouvant l’insolence de ces nouveaux insurgés : tandis que la caméra remontait le long de la rue, des émeutiers poussaient une voiture de police vide jusqu’à ce qu’elle s’écrase dans une autre. Des policiers regardaient, impuissants ; en quelques minutes, une rangée entière de véhicules avait été méticuleusement détruite. Ils n’étaient pas des « agitateurs extérieurs », mais des exclus intrépides, et il y avait quelque chose de merveilleux dans leur comportement, leur légèreté, leur élégance de ballet alors qu’ils perçaient les pneus et ouvraient les capots des voitures pour mettre le feu à leurs moteurs. Ils se déplaçaient avec la confiance placide, évidente, qu’à ce moment, ils étaient en train de gagner. La caméra zooma sur un jeune vandale alors qu’il passait son bras à travers un pare-brise défoncé. En écho à ces esclaves antillais qui ont inventé le carnaval J’Ouvert pour se moquer de leurs maîtres, il récupéra une casquette de police bleue et la mit sur sa tête.

J’avais vu les images en mai ; j’ai pleuré à grosses larmes quelques mois plus tard en les regardant à nouveau. En un instant, elles me rappelèrent le sentiment flottant, l’apesanteur hurlante du printemps. Je me suis souvenu de l’allégresse coupée de peur, d’éclats de déréalisation et des lacs de calme psychique – des moments où l’on a su, de manière invisible, à travers la foule en train de courir et de crier, que les jeunes de la ville avaient distancié la police armée. Je me suis souvenu du premier jour du soulèvement, de l’impression d’être libéré de l’emprise de la quarantaine dans la tri-dimensionnalité de la ville. Ici se trouvaient des bâtiments et des foules de personnes, présents en masse sous le soleil perçant.

« De quelle souplesse, de quelle initiative historique, de quelle faculté de sacrifice sont doués ces Parisiens ! » s’exclama Marx dans une lettre quand la nouvelle lui parvint que la Commune de Paris avait repoussé l’armée impériale et aboli la police ; il déclara qu’ils « étaient partis à l’assaut du ciel ». Et une version de cette pensée – une version dégradée, confuse – traversa mon esprit quand je vis les enfants masqués de New York balancer leurs skateboards contre des camions de police et se jeter contre des lignes de policiers armés de fusils, de boucliers et de matraques, chanter le nom d’un homme mort tout en fonçant avec des centaines d’autres le long d’une avenue, je n’avais jamais senti une extase plus compliquée ou une liberté moins fausse. Sur une vitre de Soho, quelqu’un avait tagué, tout simplement, « GEORGE ! ». Tant de visages que j’ai vus défiler au printemps et en été – éclairés par des voitures brûlées et réfléchis dans les vitrines brisées, faisant des danses de la victoire autour des boutiques de sneakers et ensanglantés par les matraques – appartenaient à des adolescents. Armés seulement de leur courage inconscient, ils couraient, dansaient, chantaient, cassaient, brûlaient, criaient et prenaient le ciel d’assaut : autant de variations extatiques des « actions magiques » de Baraka. J’ai écouté des jeunes de 19 ans parler toute la nuit que nous passâmes en cellule, tandis qu’ils balançaient des insultes aux policiers et échangeaient des histoires d’humiliation par la police. J’ai été frappé par le fait qu’ils étaient trop jeunes pour avoir connu la phase initiale de BLM. Bien que connaissant intimement le pouvoir et la violence, ils goûtaient pour la première fois à la « politique ». Quel que soit le sort du mouvement, je soupçonne qu’une bonne partie de leurs pensées futures seront mesurées à l’aune des sentiments qui remplirent les nuits de 2020 : l’immensité et l’immédiateté, le flou et la clarté brutale.

L’année dernière, le monde entier nous regardait, pour reprendre le slogan des années 1960. Outre les expressions de solidarité internationale – les manifestations dans les capitales étrangères, les molotovs balancés contre les ambassades étasuniennes d’Athènes et de Mexico, la fresque murale de George Floyd recouvrant un mur d’Idlib – 2020 vit des rébellions partout ailleurs qui répondaient à des circonstances locales. Des émeutes éclatèrent en France contre la tentative par Macron d’interdire de filmer la police, et, pendant un moment, un lien fut forgé entre les blocages des Gilets Jaunes et les émeutiers de 2005 qui incendièrent les banlieues après la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois. Mais la résonance la plus profonde advint en octobre. Le Nigeria – dont l’économie est informelle à plus de 50% – vit l’émergence soudaine d’un mouvement pour abolir la SARS (Special Anti-Robbery Squad, escouade spéciale anti-vols ; elle a été depuis dissoute et de fait reconstituée sous un autre nom). L’unité était sans foi ni loi ni états d’âme ; sous prétexte de protéger la sécurité publique, les policiers tabassaient, surveillaient, harcelaient, et rackettaient tous ceux qui sortaient du cercle enchanté de l’élite, à tel point que de nombreuses victimes venaient de la chancelante mais énergique classe moyenne. L’un des événements déclencheurs des manifestations fut une vidéo d’un policier du SARS abattant un automobiliste puis s’éloignant en conduisant le SUV Lexus du défunt.

Manif #END SARS à Lagos (Nigeria), le 15 octobre 2020

L’éruption fut irréelle. Des pillages à une échelle gigantesque, des affrontements massifs avec soldats et policiers, des bâtiments officiels incendiés, et à Benin, capitale de l’État d’Edo, des manifestants assiégèrent une prison et libérèrent les prisonniers de leurs cellules. Le lendemain, la police massacra douze manifestants à Lekki Tollgate ; en tout, trente-huit civils furent tués cette nuit-là. #EndSARS ne peut pas être réduit à un post-scriptum de BLM – il naquit du chaos particulier de l’économie et de la kleptocratie nigériane – et la révolte de l’année dernière a de bien des manières surpassé la rébellion pour Floyd. Mais les similarités sont frappantes. Pendant la plus grande partie du XXème siècle, les révolutionnaires se disputèrent amèrement afin de savoir si le mouvement noir en Amérique pouvait être comparé aux luttes africaines pour l’indépendance. Mais maintenant que le « prolétariat informel » est la classe à la croissance la plus rapide à la surface de notre planète, les combats qui encadrent l’Atlantique noir n’ont jamais semblé si entrelacés. Une vague mondiale d’exclus s’écrase sur les rives des États. Comme un sage vandale l’avait écrit à la bombe sur un mur de Minneapolis : « Welcome back to the world » 11.

La phrase est suspendue comme une bannière au-dessus des révoltes de 2020 – une année qui a commencé avec trois mois de rébellion en Irak, qui, comme son bourreau occidental, a connu le plus grand soulèvement de son histoire nationale. Au printemps dernier, je me suis souvenu de la première manifestation où j’ai vu des vitrines brisées : j’avais 20 ans, lors de la marche de 2012 contre l’OTAN à Chicago, juste après la « fin » de la Deuxième Guerre du Golfe. Parmi les milliers de personnes rassemblées – les débris d’une gauche pacifiste bafouée – se trouvait un groupe que les autres haïssaient pour sa franche agressivité envers la police. Aujourd’hui, on les appelle antifa ; à l’époque le terme était « black bloc ». À la fin de la manifestation, un groupe d’entre eux affronta des policiers anti-émeute, brisant la vitrine d’un fast-food avant d’être menottés et traînés plus loin. Mais mon souvenir le plus clair est celui de leur chant, que je m’étais retrouvé à scander avec eux. Il raisonnait avec les scandales de l’époque – le meurtre d’Oscar Grant, les nouvelles incursions en Palestine, et la répression de la place Syntagma : Oakland, Gaza, Greece ! Fuck the police ! Aucune de nous n’avait jamais entendu parler de Ferguson, Missouri.

1 NdT : Nancy Pelosi est la présidente démocrate de la Chambre de représentants, qui a osé déclarer que George Floyd avait « sacrifié sa vie pour la justice ».

2 NdT : Convention nationale du Parti Démocrate pour désigner le candidat à l’élection présidentielle.

3 NdT : « Je ne peux pas respirer ».

4 NdT : Chaîne de supermarchés étasunienne.

5 NdT : Commissariat de Minneapolis, attaché au troisième district de la ville.

6 NdT : Riche quartier commercial de New York.

7 NdT : Quartier d’affaires de Chicago.

8 NdT : En français dans le texte.

9 NdT : Le maire a « pleuré » lors de la cérémonie en touchant le cercueil de George Floyd.

10 NdT : Colin Kaepernick est un joueur de football américain noir, qui s’est fait connaître du grand public en 2016 en posant le genou à terre avant chaque match de son équipe, en signe de soutien au mouvement Black Lives Matter. Son équipe n’a pas renouvelé son contrat à la fin de la saison et il lui a été impossible d’être réembauché en NFL.

11 NdT : « Bon retour dans le monde ».